Depuis septembre 2023, l'équipe du Comptoir donne carte blanche à
Joce Mienniel pour un rendez-vous mensuel : Joce Mienniel et les
instruments migrateurs. Le flûtiste réunit des
musiciens venus de tous les coins du monde pour des concerts uniques.
Trois trios se sont déjà produits avec Mienniel sous la Halle
Roublot : d'abord Senny Camara à la kora et Clément Petit au
violoncelle, ensuite Amrat Hussain aux tablas et Mieko Miyazaki au
koto, puis, en décembre, Atea avec Pierre Durand à la
guitare et Didier Ithursarry à l'accordéon. Le 11 janvier 2024,
Mienniel invite Aïda Nosrat au violon et au chant, Landy Andriamboavonjy à la harpe et au chant, et Abdallah Abozekry au saz.
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Abdallah Abouzekry - Joce Mienniel © PLM |
Comme
d'habitude, le public est averti, l'ambiance bon enfant, le dîner
délicieux et la maîtresse des lieux, Sophie Gastine,
présente le concert du jour en précisant que la musique est
complètement improvisée et que les musiciens se sont retrouvés
pour répéter à quinze heures, avant de jouer devant le public à
vingt-et-une heure… Au programme : cinq morceaux en quartet et
quatre solos.
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Aïda Nosrat - Landy Andriamboavonjy © PLM |
La
soirée commence par « Stéréométrie », une composition
de Mienniel qui sert de fil rouge à tous les concerts des
instruments migrateurs. Après une introduction de la flûte
parsemées d'accents moyen-orientaux, le quartet s'empare du
thème-riff, qui s'intercale entre les chorus a capella de chaque
artiste, manière de les présenter au public : des vagues de notes
déferlent de la harpe d'Andriamboavonjy, les modulations puissantes
de Nosrat évoquent l'Orient, tout comme les glissandos et autres
quarts de ton d’Abozekry. Juste accompagnée par un ostinato du
saz, Nosrat expose « Dance of Soul », un air traditionnel
perse. Après une première partie solennelle, la chanson prend une
tournure joyeuse et entraînante, soutenue par les riffs de la harpe,
les battements du saz, les frappes de mains et les jeux rythmiques ou
les volutes en contrepoints de la flûte. C’est Abozekry qui prend
le premier solo a capela. « Sept et neuf » est un morceau
basé sur ces rythmes impairs, qui démarre avec une pédale grave,
en alternance avec des variations virtuoses. « Sept et neuf »
part ensuite dans une ambiance folk véloce et enjouée. Le poème de
Saadi que chante Nosrat s’appuie sur des vocalises
redoutables, des trémolos, glissatos et sauts d’intervalles
impressionnants, toujours dans une veine orientale. « Julia »,
la berceuse que le quartet interprète a été composée par
Andriamboavonjy en hommage à sa grand-mère Malgache, qui chantait
des mélopées à ses dix enfants pendant l’insurrection de 1947...
Portée par les motifs de la harpe, les aller-retours rythmiques du
saz, les boucles du violon, les vocalises en contre-chant et les
envolées de la flûte, la ritournelle se développe dans un esprit
« jazz du monde ». Pour son solo, Mienniel combine
habilement des séquences mélodico-rythmiques grâce à des
boucleurs – loopers, pour les initiés. Les développements
naviguent entre jazz, world music, voire rock progressif, et restent
tendus du début à la fin. Pour sa part, Andriamboavonjy rappelle
qu’elle est aussi une chanteuse lyrique et sa belle voix de soprano
s’élève au-dessus d’un bourdon murmuré par le public. Le
dernier morceau du concert n’a pas encore de titre, et pour cause,
Abozekry vient de l’écrire ! Composé dans le maqâm Rast, sans
doute le mode le plus populaire dans la musique arabe, il évolue
entre six et huit temps et a été inspiré par le désert…
Pourquoi ne pas le nommer « Siwa » comme la splendide
oasis éponyme située à l’extrême ouest égyptien ? Après
l’introduction en solo – pédale de basse et broderies entre
majeur et mineur, saupoudrées de quarts de tons – le thème-riff
lancé par le saz est particulièrement dansant. Il forme un écrin
parfait pour les vocalises aux intonations arabo-andalouses de Nosrat
ou celles, teintées d’expressionnisme, d’Andriamboavonjy. En
bis, le quartet joue « Azib », un morceau inédit de
Mienniel. Le flûtiste se lance dans un préambule pendant que la
harpe et le saz s’accordent – ce qui ne semble pas être une
mince affaire ! Finalement, il s’arrête, hilare, pour
présenter le morceau... Ecrit il y a une dizaine d’année à
Figuig, ville-palmeraie mystérieuse du Maroc, « Azib »
fait référence aux tribus nomades du sud marocain... et au seul
cauchemar que Mienniel n’ait jamais fait dans sa vie ! Le
violon et la flûte exposent à l’unisson une mélodie élégante.
Pendant que le saz maintient une carrure dansante, la harpe et le
violon égrènent leur ostinato et la flûte virevolte, avant que les
vocalises ne se mêlent à la partie pour un final tout en douceur et
subtilité.
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Abdallah Abozekry, Aïda Nosrat, Joce Mienniel et Landy Andriamboavonjy © PLM
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Ouverture
d’esprit, écoute de l’autre et intelligence musicale : Joce
Mienniel et les instruments migrateurs portent un message
salutaire par les temps qui courent...