30 mars 2024

Soirée Daniel Humair au Triton

Le 16 mars 2024, Le Triton célèbre Daniel Humair, peintre et musicien, avec un vernissage à dix-huit heures trente et un concert à vingt heures trente. Le temps de profiter d’un délicieux dîner proposé par le chef Alain Chenard…

Côté peinture, une quinzaine de tableaux est disséminée sur les murs du restaurant. De format moyen, rectangulaires ou carrés, la plupart des tableaux sont peints sur papier marouflé collé sur toile. Le style d’Humair est reconnaissable entre tous. Des fonds souvent monochromes, mais jamais en aplat, plutôt rugueux, piqués, striés, tâchés… dans des couleurs plutôt vives, avec des bleus, des verts, des oranges… Et sur ces arrière-plans, des formes irrégulières se superposent, se jouxtent ou se croisent. Elles aussi sont colorées, avec ce même aspect brut que le fond. Leurs contours, clairement tracés, comme pour des vitraux, les mettent encore davantage en relief. Ces œuvres dégagent une impression de puissance, tant la matière est omniprésente.

Côté musique, le trio est dans la lignée de Modern Art (2017) et de Drum Thing (2020), avec Vincent Lê Quang aux saxophones ténor et soprano, et Christophe Hache à la contrebasse, qui remplace au pied levé Stéphane Kerecki. Sur Drum Thing le trio avait invité le trompettiste Yoann Loustalot. Pour le concert, c’est le tromboniste Samuel Blaser, compatriote d’Humair et membre de l’Heleveticus Trio (avec Heiri Känzig) qui se joint aux trois musiciens.

La soirée commence sur les chapeaux de roue avec « Jim Dine », une composition d’Humair dédiée à l’artiste américain et repris de Modern Art. Le déroulé du morceau reflète tout à fait l’esprit de la musique du plus Français des batteurs Suisse. Sur une batterie mate, sèche, furibonde, et une contrebasse carrée, saxophone et trombone mêlent leurs voix, entre lignes en pointillés, phrases étirées, questions-réponses sportives et contre-chants mordants. La rythmique, elle, alterne dialogues avec les soufflants et walking – chabada. Le tout, dans une ambiance dynamique à souhait !

« Genevamalgame » est un autre morceau d’Humair, d’abord joué en 2004 au festival Jazz à la Vilette, avec George Garzone et Tony Malaby aux saxophones ténors, Manu Codjia à la guitare et Anthony Cox à la contrebasse. Le morceau figure également au programme d’Our Way, de l’Helveticus Trio, dont la sortie est prévue en mai 2024. Après un démarrage majestueux – cymbales solennelles, pédale de basse, et bourdon ou riff du ténor et du trombone – la rythmique, qui ne tient pas longtemps en place, part au galop dans une walking et un chabada effrénés. Blaser et Lê Quang brodent au-dessus de cette atmosphère luxuriante, tantôt calmement, tantôt nerveusement, en solo ou à deux, mais toujours avec une tension sous-jacente. Le quartet termine sur un « quadrilogue » aux accents Africains, avant de conclure en mode fanfare néo-orléanaise free… 

Samuel Blaser - Christophe Hache - Vincent Lê Quang - Daniel Humair (c) PLM

Humair dédie le concert à Sylvain Luc, décédé beaucoup trop tôt, le 13 mars
2024. Le quartet interprète « Deborah etc. », librement inspiré du thème qu’Ennio Morricone a écrit pour Il était une fois l’Amérique. L’air, légèrement accroche-cœur, est exposé en contrepoints par le trombone et le ténor, lentement, comme une ode, sur une batterie cérémonieuse et une contrebasse grave. Le développement se base sur un dialogue tout en douceur entre Blaser et Lê Quang, porté par une rythmique légère et entraînante.

« More Tuna » de Joachim Kühn rappelle de bons vieux souvenirs, et le splendide disque Triple Entente, enregistré en 1998 avec le regretté Jean-François Jenny-Clark. Le chorus d’ouverture d’Humair sur les tambours est solaire ! Après une introduction en forme de contre-chants, le saxophone et le trombone exposent à l’unisson un thème-riff gaillard, dans une veine quasiment hard-bop. Soutenus par le foisonnement puissant d’Humair et la walking solide d’Hache, Blaser et Lê Quang prennent la poudre d’escampette pour rejoindre des contrées free, laissant juste la place pour une intervention mélodieuse de la contrebasse.

Daniel Humair - Le Triton - 16 mars 2024 (c) PLM

« Morceau tragique », comme le présente Humair, « Drama Drome » apparaît en 2003 sur Baby Boom, avec Matthieu Donarier, Christophe Monniot, Codjia et Sébastien Boisseau. Très cinégénique, propulsé par les balais et les motifs minimalistes de la contrebasse, qui prennent parfois des teintes bluesy, le saxophone et le trombone interagissent en toute intelligence, avec des constructions souvent proches de la musique contemporaine.


Autre réminiscence du passé, « Mutinerie » a été écrit en 1998 par Michel Portal (Dockings Markus Stockhausen, Steve Swallow, Bruno Chevillon, Bojan Z et Joey Baron) et repris par Humair, en 2001 dans Liberté Surveillée (Ellery Eskelin, Marc Ducret et Chevillon), en 2017 dans Seasoning (Lê Quang, Emil Spanyi et Kerecki) et en 2020 dans Drum Thing. Entre la rythmique abrupte, véloce et musclée, l’unisson sur le thème-riff aux accents folk, les accélérations brutales, les variations de volume et les envolées free du trombone et du saxophone soprano, « Mutinerie » est un morceau particulièrement dense !

Vincent Lê Quang - Le Triton - 16 mars 2024 (c) PLM

En guise d’introduction de « High Society », marche écrite par Porter Steele en 1901, Humair, qui est d’humeur loquace, raconte sa découverte du jazz : « quand j’étais petit… A Genève… Ma Maman… Elle écoutait les Compagnons de la chanson avec Edith Piaf, « Les trois cloches » ... Une cloche sooonnneu, sooonnnneu… bon et cetera. Ensuite on s’est farci un disque épouvantable qui s’appelle « Y dit le cochon » dont je vous passerai les paroles un jour, et le troisième morceau, c’est un morceau de Charles Aznavour, et ça s’appelle « Le feutre taupé ». Donc ce n’est pas vraiment une éducation de jazz. Par contre, à douze ans, un petit camarade est arrivé avec un disque de jazz. Vous vous rendez compte, un septante huit tours, comme on dit en Suisse, de jazz et c’était « Royal Garden Blues » par Mezz Mezzrow, Bill Coleman, je crois, le trombone je ne suis pas sûr, le batteur était Zutty Singleton (1), que vous ne connaissez pas, mais qui était un très grand batteur et qui a fait partie de l’histoire du jazz. Donc à partir de ce moment là j’ai eu le virus et l’un des morceaux les plus connus de cette époque c’était « High Society », avec un solo réputé de clarinette d’Alfonse Picou. et c’était magique, tout le monde essayait de jouer le chorus d’Alfonse Picou. Et mes petits camarades et moi-même avons décidé d’assassiner pour une dernière fois « High Society ». Alors voici, des années où vos parents n’étaient pas nés, voici « High Society » »… Le quartet débute en mode fanfare tonitruante dans le style New Orleans. Que ce soit sur une walking et des chabadas ultra-rapides ou les quatre temps marqués vigoureusement, le trombone et le soprano passent de traits virtuoses joués à l’unisson à des contre-chants agiles, des courtes phrases fuguées, des échanges bluesy, des stop-chorus dixieland… Un jazz authentiquement libre !

Samuel Blaser - Le Triton - 16 mars 2024 (c) PLM

Comme le souligne Humair : « Une particularité dans ce groupe, c’est qu’il n’y a pas de liste ». Et les quatre musiciens de s’amuser en choisissant le morceau qu’ils vont jouer… Le choix se porte finalement sur « Drum Thing 2 » , repris du disque éponyme. Sur une rythmique toujours athlétique et touffue, le ténor et le trombone déploient avec inspiration un thème entre hard-bop et free, coloré d’un zeste de blues. Avant l’épilogue free, le solo massif d’Humair met en relief le poids des peaux et le choc des cymbales !

Retour dans le passé avec « For Flying Out Proud », signé du trompettiste Suisse Franco Ambrosetti. Ce morceau « que nous avions enregistré au XXe siècle avec Woody Shaw, Jon Faddis... Qui il y avait d’autre ?... Kenny Wheeler. Ça s’appelait Trumpetmachine ». Ce super groupe, dirigé par le pianiste George Gruntz, comptait également dans ses rangs les trompettistes Palle Mikkelborg et Mike Zwerin, et le contrebassiste Isla Eckinger. Le disque éponyme est sorti en 1978. Humair ne manque pas également de rappeler au public : « n’oubliez pas d’avoir une pensée pour notre ami qui est parti voir le blues ailleurs »… La mise en route de « For Flying Out Proud » évoque à nouveau un hard-bop trapu, rapide, virtuose… La rythmique exubérante met sous pression le ténor, qui rivalise d’ingéniosité et de célérité, et le trombone, qui attise les flammes et répond astucieusement à la contrebasse. La progression collective du quartet fait la part belle aux ruptures rythmiques, fluctuations sonores et autres jeux sur les timbres.

Christophe Hache - Le Triton - 16 mars 2024 (c) PLM
 

Suit « un morceau que je joue pour la première fois… que nous avons composé dans le TGV… Première classe parce qu’on n’est pas des rigolos… Et mon camarade Vincent Lê Quang est le nouveau chanteur… C’est une ballade… qui va vous apaiser l’esprit pour rentrer chez vous et regarder la télévision, pour voir des jeunes chanteurs et chanteuses vous chanter des belles choses, où la mélodie c’est [et de taper comme un sourd sur sa batterie]… Un batteur qui jouait très très bien, qui s’appelait André Arpino, avait dit que dans la musique d’aujourd’hui la mélodie était jouée par la grosse caisse… Nous allons vous jouer une vraie mélodie, comme dans le temps… Le temps de la blanquette de veau à l’ancienne… Ça s’appelle ?... » Et Blaser de répondre : « Les grilladines » (pas sûr de la phonétique). Un unisson majestueux, sur une contrebasse économe et des cymbales frémissantes, débouche sur une conversation paisible entre le saxophone et le trombone, soutenue par une polyrythmie entraînante. La montée en tension se fait progressivement, avivée par les envolées free du ténor.

Vincent Lê Quang - Samuel Blaser - Daniel Humair - Christophe Hache (c) PLM

Le concert s’achève sur une coda menée tambour battant par Humair, pendant que Blaser, Lê Quang et Hache exposent en boucle à l’unisson le « Jackie-Ing » de Thelonious Monk (au programme d’Our Way).

Une exposition de peintures captivante et un concert intense… Que vouloir de plus ? En tous cas, il se passe toujours quelque chose d’inouï dans l’univers d’Humair.

 

(1) Il s’agit peut-être de l’une de ces deux versions de « Royal Garden blues ».

* Mezzrow-Ladnier Quintet – « Royal Garden Blues » / « If You See Me Comin' » (Swing - 1938) : Mezz Mezzrow (cl), Tommy Ladnier (tp), Teddy Bunn (g), Geo. Pops Foster (b) et Manzie Johnson (d).

* Bill Coleman And His Swing StarsJazz A Pleyel N°1 (Swing – 1952) : Bill Coleman (tp, voc), Dickie Wells (tb), Guy Lafitte (cl, ts), Randy Downes (p), Alvin Banks (b) et Zutty Singleton (d).

 

24 mars 2024

Jazz et papier (suite)

Addendum à l’article du 17 mai 2020

Selon le Panorama de la presse musicale en France publié par le Centre National de la Musique en janvier 2023, de 2011 à 2021, plus d’un quart des points de vente de presse ont fermé et, entre 2009 et 2019, les ventes de la presse musicale se sont effondrées de 34%… Ce n’est un secret pour personne : la presse papier en général languit, la presse papier spécialisée souffre, la presse papier musicale agonise et la presse papier jazz nationale boit le calice !

En dehors de la fin – programmée – d’Improjazz, il n’y a pas eu de changements majeurs depuis le précédent article « Jazz et papier », mais quelques ajouts nécessaires pour parfaire le tableau.


L’Indépendant du Jazz

Un fanzine avant l’heure

En octobre 1974, Jean-François Quievreux, alias Jef Gilson, Gérard Terronès et Jean-Jacques Pussiau lancent L’Indépendant du Jazz, dont une vingtaine de numéros sera publiée.

Ce journal artisanal d’une dizaine de pages, imprimées en offset, uniquement recto et sous forme de feuillets volants – pour pouvoir les regrouper par thème – sert avant tout de vitrine et de catalogue au label Palm (Productions Artistiques, Littéraires et Musicales) créé par Gilson en 1973. Distribué avec les disques du label, vendu 3 F à l’unité ou 12 F sur abonnement, L’Indépendant du Jazz est une publication trimestrielle tirée à mille cinq cents exemplaires.

L’Indépendant du Jazz se définit lui-même comme « un journal différent qui apporte aux problèmes de jazz un éclairage nouveau ». A l’instar de la plupart des magazines musicaux, il propose des entretiens avec des musiciens, comptes-rendus de concerts, chroniques de disques, revue de presse, actualités sur le monde du jazz et théorie musicale.

Plutôt orienté vers le jazz d’avant-garde et le free, L’Indépendant du Jazz s’adresse essentiellement à des « amateurs éclairés ».


Jazz, Blues and Co.

Le jazz, mais pas que...

Colette Sawisky fonde Jazz, Blues and Co. en 1975 et en arrête la publication en juin 1986.

Au démarrage, Jazz, Blues and Co est un mensuel de vingt pages, vendu 2,5 F. Courant 1977, il passe à vingt-quatre pages pour 4 F ou 35 F sur abonnement, pour terminer à 5 F pour un numéro normal et 6 F pour un numéro spécial. A partir de 1978, les numérotations et dates deviennent plus compliquer à suivre : tantôt mensuel, comme le numéro 16 d’avril 1978, le plus souvent bimestriel, couvrant deux numéros et deux mois (par exemple : la revue numérotée 23, 24 pour novembre & décembre 1978), voire trois (les numéros 18, 19, 20 dans l’édition Été 1978). 

 

Si Jazz, Blues and Co. conserve sa taille de 21 cm et une impression en noir et blanc tout au long de sa carrière, en revanche la couverture passe par plusieurs évolutions. Du lancement à mai 1978, un saxophone brandit par un bras noir sert de J au titre JAZZ, BLUES and Co. Puis, à partir de l’été 1978, le saxophone devient un logo qui se détache au-dessus de Jazz, Blues and Co. écrit en cursive sur un fond blanc. Le fond devient noir à compter de l’été 1979, puis, dans les années 80, le saxophone disparaît. Les pages de couvertures sont inamovibles du début à la fin, avec, sur la moitié de la largeur de la page, une photo en bas à gauche et l’éditorial en regard, à droite.

Il n’y a pas de publicité et, comme l’annonce le logo, Jazz, Blues and Co. propose des « documents – disques – interviews – photos ». Si la ligne éditoriale va du jazz au rock’n roll, en mettant l’accent sur des musiciens qui, à l’époque, se tiennent souvent loin des circuits commerciaux majeurs, le blues et le rock se taillent la part du lion. Il y a, par exemple, peu de photos de couverture consacrées à des musiciens de jazz. Coleman Hawkins fait bien la une du numéro 32, 33 d’août & septembre 1979, mais c’est l’exception qui confirme la règle…

Bien que « revue agréable qui ne s’adresse pas uniquement à l’amateur averti », Jazz, Blues and Co. n’aura eu qu’une carrière confidentielle.


Le Jazzophone

Le porte-voix du Centre d’Information Musicale

En 1928, le compositeur Mátyás Seiber ouvre la première classe de jazz au Conservatoire Hoch de Francfort et Lawrence Berk crée en 1945 la Schillinger House of Music à Boston, première école consacrée au jazz et future Berklee College of Music. En France, il faut attendre 1963 pour que Guy Longnon fasse entrer le jazz au Conservatoire de Marseille et 1976 pour qu’Alain Guerrini fonde le Centre d’Information Musicale (CIM), dédié au jazz. C’est dans le cadre du CIM que Guerrini lance Le jazzophone en 1978. Faute de ressources, l’aventure ne dure que six ans et dix-sept numéros.

Édité à deux mille cinq cent exemplaires, Le Jazzophone est sensé être trimestriel, mais il sort irrégulièrement : deux numéros en 1982 (12 et 13), trois numéros en 1979 (2, 3 et 4), 1981 (le double 9 & 10 et 11) et 1983 (14, 15 et 16) et quatre numéros en 1980 (5, 6, 7 et 8). Le premier numéro couvre le quatrième trimestre 1978 et le dernier (numéro 17) correspond au premier trimestre 1984. Imprimé en noir et blanc par l’Imprimerie du Marché Daguerre, Le jazzophone passe par trois formats différents : les huit premiers numéros sont peu ou prou dans un format cahier 24 x 30,5, les cinq suivants restent dans un format cahier de 23 x 31 cm et les quatre derniers passent quasiment en quart-raisin (24 x 32 cm). Les premiers numéros comptent une vingtaine, puis une trentaine de pages, mais dès les numéros 9 et 10, le journal comporte entre soixante et soixante-dix pages. D’abord vendu 6 F jusqu’au numéro 5, il passera à 7 F pour les numéros 7 et 8, puis 15 F pour le numéro double 9 & 10, 8 F pour le numéro 11, 12 F du numéro 12 à 16 et 18 F pour le dernier numéro… Les abonnements augmenteront également par étapes : 25 F, 35 F, 50 F et 60 F… Il y a à peine une douzaine d’encarts publicitaires, dont Selmer, qui fait le quatrième de couverture sur tous les numéros à partir du 9 (excepté le numéro 16). A noter aussi un clin d’œil dans le n°16 de novembre 1983 : une publicité pour s’abonner à Jazz Ensuite, bimestriel lancé en 1983… 


Le Jazzophone a du mal à trouver sa couverture. Les quatre premiers sont une pleine page en couleur (violet, vert…) avec deux bandes blanches irrégulières à droite, le titre en haut à gauche, écrit en lettres minuscules, une photo en bas à droite et, en bas à gauche, comme une légende, le sommaire. Pour les trois numéros suivants, il y a une photo en pleine page et le titre prend toute

la largeur, en haut. Les numéros 8 et 9&10 voient l’illustration passer dans un encadré, sous le titre. La couverture du numéro 8 évoque la une de Playboy : une jazzophone girl fait une fente sur un escabeau… Quant au numéro double 9&10, il introduit la couleur, avec un portait dessiné de Charlie Parker. Les cinq numéros suivants se concentrent sur des photos ludiques (un taxiphone, un tourne-disque crêpière, un ventilateur à disque…) en pleine page, centrées et encadrées. Une seule constante : le titre toujours écrit en minuscules et placé en haut de la page. Pour les deux dernière numéros, l’arrière-plan est blanc, la taille de la photo est réduite (John Coltrane et un « langoustophone »), avec un extrait du sommaire en bas de page.

La mise en page, sur deux ou trois colonnes, est sobre et agrémentée de
nombreuses photos et illustrations. L’éditorial – souvent consacré à la défense du jazz et des musiciens – est rédigé par Guerrini jusqu’au numéro douze. L’éditorial du numéro 13 est cosigné avec Christine Guerrini, qui succède à son mari comme rédactrice en chef. Elle signe les trois éditoriaux suivants, avant que « Le jazzophone » ne conclue pour les deux derniers numéros. Le ton de Jazzophone est simple, voire familier, notamment lors des entretiens, avec parfois un petit côté potache, comme dans « Jazz sur l’échangeur » (numéro 15). Côté contenu, Le jazzophone s’articule autour d’un dossier sur un instrument (saxophone, batterie, voix, basse, synthétiseur, voix...) présenté sous forme d’entretiens croisés ou de textes. Le lecteur trouve également des chroniques, reportages, nouvelles, articles pros (partition, répertoire, théorie musicale, conseils juridiques…) etc. Quelques rubriques reviennent périodiquement : « Chronique d’un flâneur » de Jean-Claude Quéroy, « Du côté de chez soi » qui laisse la parole aux clubs de province, « Des nouvelles de l’Europe », « Clubs, caves et boîtes », « Jazz sur papier »… Le contenu du Jazzophone est sérieux et, au grès des numéros, les lecteurs croisent, entre autres, Ivan Jullien, Jef Gilson, Roger Guérin, André Villeger, Michel Jonasz et même John Coltrane, dans un entretien inédit (numéro 16 de novembre 1983).  

 

Le jazzophone a trouvé une formule amusante pour présenter les chroniques de disques : un panel de journalistes (y compris des confrères d’autre revues de jazz), de musiciens, de disquaires et de membres du CIM note les disques de zéro à six. Un tableau récapitulatif chapeaute les citations des chroniqueurs, en regard de la présentation du disque et de sa pochette.

Les contributeurs sont des connaisseurs patentés du jazz à l’instar de Philippe Baudoin, Franck Bergerot, André Francis, Jean Buzelin, François Billard, Pascal Anquetil, Francis Paudras… Et les photographes, en dehors des journalistes eux-mêmes, ne sont pas en reste : Frédéric Lapierre, Thierry Trombert, Christian Rose, Jean-Pierre Leloir...

Le jazzophone reposait sur l’enthousiasme et l’activité débordante de Guerrini, modèle difficilement pérenne, sans compter que c’était un journal sans doute trop spécialisé pour rencontrer un public durable.

A noter qu’en 2014, un Jazzophone nouveau voit le jour à Nice, lancé par Imago Production & Records pour rendre compte de « l’actualité et des concerts du Label Jazz à Nice et des la Riviera Française ».


Jazz Ensuite

Un extra-terrestre reparti trop tôt

En 1983, les éditions Fréquences, créées par Edouard Pastor en 1977 et qui publient notamment La nouvelle revue du son et LED, proposent à Jean Rochard de monter Jazz Ensuite. Après seulement cinq numéros, à l’automne 1984, la revue disparaît et Rochard se consacre au label nato, qu’il a fondé en 1980.

Bimestriel ambitieux, Jazz Ensuite compte 114 pages dans un format proche du B5 (18 x 24 cm), ce qui en fait plutôt un livre qu’un magazine. Il est vendu 30 F et l’abonnement fixé à 160 F, soit une revue haut de gamme. A titre de comparaison, à la même époque, la revue Esprit (in-octavo de 320 pages) est vendue 64 F. Jazz Ensuite est imprimée en noir et blanc par l’imprimerie Berger-Levrault à Nancy et compte peu d’annonces publicitaires (une petite vingtaine, en moyenne). Petit clin d’œil et renvoi d’ascenseur dans le numéro 1 (page 63) : une publicité pour Le Jazzophone...

Modernes et colorisées, les couvertures sont constituées d’une photo en pleine page, avec « jazz » écrit en caractères majuscules en haut sur toute la largeur, et « ensuite », en caractères minuscules, en bas sur toute la largeur, également. Si « ensuite » change de couleur à chaque numéro, « jazz » est soit rempli, soit juste délinéé. La mise en page sur trois colonnes (plus rarement deux) serait austère s’il n’y avait pas de nombreuses photos de qualité pour égayer les textes.

Les unes, prises par Jean-Marc Birraux, annoncent la ligne directrice de la revue : Annick Nozati, Ornette Coleman, Jac Berrocal, Don Cherry et Derek Bailey. Les éditoriaux, tous signés Rochard, sont volontiers provocateurs. En page 6, en face du sommaire, un pêle-mêle de photos et d’illustrations, avec des légendes souvent humoristiques, renvoie aux articles de Jazz Ensuite.

Le contenu de Jazz Ensuite est évidemment très complet. Même si le jazz contemporain à la primeur, la revue s’intéresse à toutes les époques et tous les styles. Des articles de fonds traitent de sujets très variés : Fred Astaire, Doris Day, 1917, les Marx Brothers, la Grande Parade de Nice, The King of Jazz – Paul Whiteman, Frank Zappa, les films noirs, la télévision, New York, les clarinettistes des années 20, les tenues vestimentaires des musiciens de jazz, le jazz en Europe de l’est etc. Des entretiens mettent aussi bien en avant Marcel Zanini, Philippe Sarde, Christian Escoudé, Didier Lockwood, Jean-Luc Ponty ou Jacques Diéval que Sunny Murray, Yochko Seffer, Archie Shepp, Sonny Sharrock, Toshinori Kondo, Jacques Di Donato, Barre PhillipsJazz Ensuite propose également des discographies (Patrice Caratini, Bernard Vitet, Jacques Tollot…). Une dizaine de pages d’informations sur les concerts, émissions, livres etc. côtoient des mini-chroniques, qui couvrent jusqu’à une cinquantaine de disques. Alain Gibert présente un amusant « [Le] petit instrumentiaire ». Un « Sommaire musical » astucieux propose une bande son pour accompagner les textes… Les signatures se partagent entre journalistes – Gérard Rouy, Daniel Nevers, Pascal Bussy, Jean Buzelin… – et musiciens – Didier Levallet, Derek Bailey, Lol Coxhill, Jean-François Pauvros… Le ton de Jazz Ensuite est un mélange de sérieux et de légèreté, avec une bonne d’humour et d’ironie.

Il est bien dommage que Jazz Ensuite n’ait eu qu’une si brève existence parce que son positionnement, entre la presse jazz généraliste et Les cahiers du jazz, en faisait une revue passionnante ! 

  

Sources :

* Archives personnelles

* Panorama de la presse musicale en France – Centre National de la Musique

* La presse musicale en France – Robert Cosials et Gilles Pierret


20 mars 2024

Joce Mienniel et ses instruments migrateurs au Comptoir

Après son rendez-vous de février avec Macha Gharibian et Arnault Cuisinier, le 7 mars 2024, pour le sixième rendez-vous avec ses instruments migrateurs, Joce Mienniel invite Chérif Soumano à la kora, Jozef Dumoulin au piano, à la sanza et aux effets, et Keyvan Chemirani aux percussions persanes : zarb, daf et santûr.

Comme avec tous les instruments migrateurs, Mienniel commence le concert avec « Stéréométrie », qui permet de mettre le quartet au diapason. Sur les boucles de la flûte et un bourdon, il présente les musiciens, avant qu’ils ne reprennent le thème à l’unisson, avec des effets rythmiques en technique étendue, et Dumoulin au piano à pouces. Sur des riffs inamovibles, Soumano se lance dans un solo ethnique enjoué, suivi d’une courte intervention a capela de Chemirani. « Stéréométrie » donne le ton du concert : un melting-pot musical au forts accents du monde, jouée par des improvisateurs rompus au jazz.

Joce Mienniel, Chérif Soumano, Jozef Dumoulin, Keyvan Chemirani (c) PLM

Une polyrythmie animée par la sanza, les percussions et la kora sert de base à une composition de Dumoulin. La thématique, tout à fait dans un esprit world, permet à Soumano de dérouler des lignes mélodieuses et délicates qui contrastent avec les réponses acérées de Mienniel, mêlées de souffles et de vocalises. Rituel des instruments migrateurs : chaque musicien effectue un solo intégral. Le premier de la soirée est celui de Soumano avec sa superbe kora Kaëlig. Après une introduction virtuose, le thème-riff débouche sur une alternance de lignes mélodiques et d’ostinato, vives et entraînantes. Le quartet interprète ensuite une pièce signée Chemirani : « A l’ombre de Soyé ». [Soyé] signifie l’ombre en persan, mais c’est aussi le nom de la chatte – persane – du percussionniste, et le morceau est initialement dédié au guitariste Jacques Pellen, décédé du covid en avril 2020. Le préambule de Chemirani au santûr mélange motifs mélodico-rythmiques et sonorité cristalline. Les contre-chants de la kora et le piano viennent bientôt soutenir le santûr, puis la flûte déroule un air solennel, que le piano renforce de ses traits élégants. C’est ensuite au tour de Mienniel de jouer son solo. A l’aide de ses pédales loop, il enregistre des boucles mélodiques et rythmiques puissantes qu’il superpose astucieusement, pendant qu’il joue sur différents plans. L’environnement hypnotique qu’il crée, ajouté aux effets étendus, génère une tension prégnante. Le solo de zarb de Chemirani est une véritable démonstration de musicalité. Sur une constante sourde, les roulements, frappes et frottements, véloces, bondissants, secs, forts ou doux, se succèdent dans un feu d’artifice rythmique. « Chérif’s Tune » commence par une succession d’envolées énergiques et de lignes mélodieuses, avant l’exposé à l’unisson d’un beau thème-riff, mis en valeur par une rythmique légère et entraînante. La flûte et le piano en profitent pour prendre des chorus particulièrement inspirés. Soumano électrifie sa kora et part dans un duo impressionnant avec les percussions, d’autant plus digne de celui d’un guitar hero, que les jets rythmiques de la flûte et les variations imposantes du piano s’immiscent dans la partie. Pour sa partie en solo, Dumoulin commence par des enchevêtrements de boucles sur lesquels se détache un motif mélodique minimaliste. Il intègre ensuite des effets électroniques – grondements, grésillements, sonars, trompes, vibrations, chuintements, moteurs – qui évoquent les abysses ou l’espace, et servent de décor aux envolées délicates du piano et aux interruptions de la sanza et du piano préparé. L’empilement des sons, des rythmes et des airs aboutit à une sculpture sonore complexe et fascinante.

 

Pour terminer, Mienniel propose un morceau composé à Bamako dans le vieux quartier de Médina Coura. Le thème-riff dansant, joué dans un souffle par la flûte sur un ostinato de la sanza, est repris à l’unisson ou en contrepoint par la kora. Mienniel enflamme l’ambiance avec un ostinato soufflé imposant, soutenu par le piano, la kora et les percussions. Le quartet part alors dans un échange contemporain d’une densité formidable, avec des traits fulgurants, des ostinatos lancinants, des sons excitants, des souffles haletants, des crépitements hachés, des cris saccadés… pour un final en apothéose. 

 

Jozef Dumoulin, Joce Mienniel, Chérif Soumano, Keyvan Chemirani (c) PLM

 

Les instruments migrateurs viennent du Mali, d’Iran, de Belgique, de France et d’ailleurs… mais qu’importe : musiciens de tous les pays, unissez-vous pour une musique du monde free ! C’est ce que nous pouvons souhaiter de mieux à cette humanité bien mal partie...

A la découverte de Kevin Reveyrand

Kevin Reveyrand accompagne aussi bien des chanteurs, de Charles Aznavour à Patrick Bruel, en passant par Aşa, Lara Fabian, Patricia Kaas... que des musiciens de jazz, à l’instar de Billy Cobham, Olivier Ker Ourio, Eric Séva, Khalil Chahine… Entre les tournées, les séances d’enregistrements et les master class, le bassiste a trouvé le temps de sortir son quatrième opus, Yolo, le 2 février 2024… L’occasion d’en découvrir un peu plus sur ce musicien versatile !


La musique

Mon choix de la basse s’est fait un peu par hasard… Avant mes dix ans j’ai joué de plusieurs instruments – guitare, piano, batterie – et j’ai aussi fait du chant. Pour mes treize ans, ma grande sœur m’a offert une basse, comme ça !

Je suis cent pour cent autodidacte. Je commence par relever tout un tas de musiques, du funk, du reggae, de la pop… Mais le jazz arrive rapidement car j’en écoute depuis mon plus jeune âge : mon père est disquaire et passionné de jazz, entre autre…

J’ai eu la chance de rencontrer énormément de musiciens de cultures très différentes. Ce qui m’a permis de développer de la polyvalence… Ce n’a rien à voir avec la tragique actualité, mais je pense que Sylvain Luc est l’un de musiciens qui m’a le plus influencé. Je suis également un immense fan de Louis Winsberg, Michael Brecker et Herbie Hancock.


Kevin Reveyrand - Studio l'Ermitage - 6 mars 2024 © PLM


Cinq clés pour le jazz

Qu’est-ce que le jazz ? Pour moi, le Jazz est un état d’esprit, une ouverture vers les autres. Le fait d’improviser, d’avoir cette liberté, permet une approche alternative des autres musiques.

Pourquoi la passion du jazz ? C’est très grisant d’improviser ! Je pense que c’est avant tout cela qui m’a toujours attiré dans la musique de Jazz.

Où écouter du jazz ? Je trouve que la proximité des petits clubs est idéale…

Comment découvrir le jazz ? En étant curieux ! Et ce n’est pas valable que pour le jazz ! 😀

Une anecdote autour du jazz ? Il y a quelques années, au Cap-Vert, lors d’une série de concerts avec un quartet de jazz, j’ai joué dans un beau théâtre à Praia. Avant le concert, une personnalité importante du pays a fait un discours. Ne parlant pas portugais, je me suis laissé bercer par la musicalité de cette langue magnifique. À la fin de son discours, l’orateur a entonné « Imagine » de John Lennon. Au moment du refrain, toute la salle s’est levée pour chanter à l’unisson. Je garde toujours en mémoire ce moment et l’émotion profonde qui m’a envahi. Cela m’a confirmé le pouvoir fédérateur de la musique et le bonheur que l’art peut apporter au monde...


Le portrait chinois

Si j’étais un animal, je serais un chat,

Si j’étais une fleur, je serais un epiphyllum,

Si j’étais un fruit, je serais un ananas,

Si j’étais une boisson, je serais du rhum,

Si j’étais un plat, je serais un risotto,

Si j’étais une lettre, je serais un Y,

Si j’étais un mot, je serais communion,

Si j’étais un chiffre, je serais le 7,

Si j’étais une couleur, je serais bleu,

Si j’étais une note, je serais un Mi.


Les bonheurs et regrets musicaux

Je suis particulièrement heureux d’avoir pu aider à réunir les fabuleux musiciens qui ont rendu hommage à Ivan Jullien sur l’album Studio Davout… Et je regrette de ne jamais avoir joué avec Michael Brecker.


Sur l’île déserte…

Quels disques ? Kind Of Blue de Miles Davis, A Love Supreme de John Coltrane et le Concerto en sol de Maurice Ravel.

Quels livres ? La Nuit des temps de René Barjavel et Corps et Âme de Frank Conroy.

Quels films ? 12 Monkeys de Terry Matalas et Travis Fickett, Le Parrain de Francis Ford Coppola et Interstellar de Christopher Nolan.

Quelles peintures ? Vassily Kandinsky, Paul Klee et Mark Rothko.

Quels loisirs ? La musique ! 😀



Les projets

Aujourd’hui, je souhaite tourner avec mon quartet autour de l’album Yolo et développer ma musique avec un orchestre de cordes. Sinon, je veux aussi composer un nouvel album et adapter ma musique pour une formule en duo violoncelle et basse.


Trois vœux…

1. Plus d’empathie ;

2. Plus de bienveillance ;

3. Plus de tolérance.


Conversation épistolaire – Patrick Chamoiseau & William Parker

En 2022, lors du festival Sons d’hiver, William Parker présente son projet Trail of Tears autour d’un épisode tragique de ’histoire : la déportation des Cherokees en 1838. Au même moment, Patrick Chamoiseau revient d’une expédition à la recherche de l’épave du navire négrier Leusden, qui a coulé en 1738 au large de la Guyane, avec six cent soixante quatre Africains prisonniers dans ses cales. Du 17 novembre 2021 au 6 octobre 2022, ces deux poètes – des notes ou des mots – ont échangé une correspondance, d’abord publiée sous forme de feuilleton sur le site du festival, puis regroupée par Alexandre Pierrepont dans Conversation épistolaire, sorti le 8 février 2024 chez Mazeto Square.

Avant d’aborder le contenu, parlons du contenant… Conversation épistolaire est une édition bilingue – Epistolary discussion. Les lettres de Chamoiseau ont été traduites par Ìyá Aláàșȩ et Nii Ayikwei Parkes et celles de Parker par Pierrepont. Imprimé au format B6+ (12,5 x 19,5 cm), le livre compte 142 pages, présentées sobrement, sans illustration. Chacun des deux épistoliers propose neuf lettres, mais Chamoiseau, avec vingt-huit feuillets, est plus disert que Parker et ses dix-huit feuilles. Côté style, les deux laissent libre court à leurs penchants poétiques, mais l’écriture de Parker est moins allégorique et fleurie que celle de Chamoiseau.

Les conversations des deux artistes évoquent leur vie quotidienne - et c'est aussi le charme d'une correspondance épistolaire - du temps qu’il fait à leurs problèmes de santé (Parker sera victime de plusieurs accidents cardio-vasculaires courant 2022), en passant par une tournée à Berlin, les lieux où ils vivent, la télévision, les repas de famille, le covid, les cours de musique au Bennington College... Et, au fil des lettres, les lecteurs croiseront pléthore de références, tels que Bob Kaufman, Edouard Glissant, Aimé Césaire, Jameel Moondoc, Billy Bang, Jacques Coursil, Guillaume Apollinaire, Louis Armstrong, Duke Ellington, Franck Sinatra, Alex Haley, Sammy Davis Jr, Dean Martin, Bing Crosby, Platon, Frank Lowe, Don Cherry, Alejandro Jodorowsky, Wadada Leo Smith, Oliver Lake, Marion Brown... Mais là n'est pas le centre des débats !

Dans sa première lettre (17 novembre 2021), Chamoiseau plante les bases de la relation avec Parker : « Nous sommes « frères-monde » ». Et tous les deux vivent en « état poétique qui est le propre des artistes [...] cette capacité à s’émerveiller de toutes choses ». Il raconte également la terrible histoire du Leusden. Visiblement ému par cette tragédie, Parker fait le parallèle avec le « cauchemar américain » et ses « réserves indigènes appelées HLM », pour conclure « croyez aux contes de fées, pas au capitalisme ! » (24 novembre 2021). L’esclavage – à tous les sens du terme – est évidemment au cœur des échanges entre les deux hommes. Comme quand, se référant à Edouard Glissant, Chamoiseau rappelle que « les paysages sont les seuls monuments » des esclaves. Quand elle débouche sur la situation du monde d’aujourd’hui, la discussion prend rapidement une tournure politique. Charmoiseau décrit une nouvelle forme d’aliénation : « nous sommes plongés dans une religion de marchés où la consommation, les capitaux et les marchandises ont désormais plus d’importance que le devenir humain », puis il fait le lien avec l’art qui peut être le salut de l’humanité, car « la créativité est essentielle pour un être humain » alors que la civilisation dans son état actuel l’entrave… (1 décembre 2021). Chamoiseau mentionne aussi le rôle vital du jeu car synonyme « de la joie, de l’allégresse, de l’enthousiasme, de la fuite, de l’inspiration, de la cassure et de la distorsion... ». C’est pour cela qu’il « aime bien aussi l’idée que l’on dise « jouer » de la musique » et il ferme la boucle avec la créativité en constatant que « créer, c’est fondamentalement jouer » (27 décembre 2021). Évoquant la mort de son frère en 1978 suite à l’abus de stupéfiants, Parker rappelle que la violence, la paupérisation, la guerre, la marginalisation… est partout (12 décembre 2021). Parker enfonce le clou en disant que « le super-capitaliste peut assumer désormais de proclamer qu’il aime faire de l’argent plus qu’il ne se soucie des gens » (1er mars 2022)... Mais, philosophe, il observe qu'« à ce jour, aucun mort n’est jamais revenu à la vie en en tuant un autre » (18 décembre 2021). Chamoiseau fait une constatation semblable à propos des Antilles : « nous sommes, comme partout ailleurs, frappés par le néolibéralisme qui, en plus de ses valeurs mortifères (consumérisme, compétition, profit à tous prix, croissance écocidaire) développe de très grandes précarités dans toutes les couches de la population ». (31 janvier 2022). Et, en plein covid, de faire cette remarque non dénuée d’ironie : « ici le virus envahit tout […] c’est un temps lent qui nous permet malgré tout d’échapper aux « temps morts » de la consommation capitaliste. Il y a du bien dans ce ralentissement » (20 janvier 2022)… 

Les deux artistes reviennent ensuite sur l’art car, comme l’énonce Parker, « l’une des principales leçons est de danser dans son imagination » et « je ne sais pas de quoi demain sera fait. […] Nous passons à la page suivante. Au moment où nous la tournons, elle est vierge » (9 septembre 2022). C’est pourquoi Chamoiseau ajoute que « la création artistique est très largement une affaire de courage face à l’inconnu » (6 octobre 2022). Et remplir ces pages vierges est un acte de création-construction de lendemains qui chantent. Enfin, les deux poètes donnent un rôle primordial à l’amour car « toute création est une manifestation de l’amour », comme nous le dit fort judicieusement Chamoiseau, qui conclut en beauté : « Pour que les peuples du monde vivent au mieux toutes les musiques sont nécessaires » (20 janvier 2022).

Il est toujours amusant de se plonger dans des interactions intimes et improvisées entre deux créateurs-poètes. Conversation épistolaire, avec ses messages humanistes, n'échappe pas à la règle.


Le livre


Conversation épistolaire
Patrick Chamoiseau et William Parker
12,5 x 19,5 cm – 142 pages
Mazeto Square
Sortie le 8 février 2024