16 juin 2015

Le bloc des notes : Kurt Elling, Charlie Haden

Passion World
Kurt Elling
Concord

Vingt ans se sont écoulés depuis Close You Eyes et Passion World est le douzième disque de Kurt Elling sous son nom. A l’exception du pianiste Laurence Hobgood, remplacé par Gary Versace, le chanteur s’appuie sur la rythmique de 1619 Broadway (2012) : John McLean à la guitare, Clark Sommers à la contrebasse et Kendrick Scott à la batterie. Le quintet fait également appel à une pléthore d’invités dont les trompettistes Till Brönner et Arturo Sandoval, la chanteuse Sara Gazarek, les saxophonistes Tommy Smith et Karolina Strassmayer… voire des orchestres : le Scottish National Jazz Orchestra, le WDR Funkhausorchester et le WDR Big Band.

Passion World porte bien son titre car Elling interprète douze chansons (quatorze en téléchargement) puisées aux quatre coins du monde : « Another Life » de Pat Metheny, (Speaking of Now – 2002) repris sous le titre « The Verse » et développé en « After The Door », côtoie le célébrissime boléro « Si te contara » de Felix Reina et la samba « Você Já Foi à Bahia » de Dorival Caymmi, Björk (« Who Is It? », Medúlla – 2004 ) croise Johannes Brahms (« Nicht Wandle, Mein Licht »), « Where The Streets Have No Name » de U2 (The Joshua Tree – 1987) rejoint « Loch Tay Boat Song » (un air traditionnel irlandais…), Arturo Sandoval (« Bonita Cuba ») rencontre Brian Byrne et James Joyce (« Where Love Is »), la France se distingue avec « The Tangled Road », inspiré par le « Billie » de  Richard Galliano  (From Billie Holiday To Edith Piaf – 2009), et… « La vie en rose », qu’on ne présente plus !

Du début à la fin, la section rythmique maintient une carrure solide (« After The Door ») et entraînante (« Si te contara »), au service du soliste. Versace fait preuve, à l’occasion, de quelques envolées relevées (« Nicht Wandle, Mein Licht »). Avec ses phrases en suspension, Smith est bien dans l’ambiance (« Loch Tay Boat Song »), tout comme Gazarek et sa voix chaude et décontractée (« Você Já Foi à Bahia ») ou Strassmayer, qui prend un chorus vif et bien emmené (« La vie en rose »). Le timbre chaleureux, légèrement nasal, le phrasé souple, la mise en place irréprochable, les dissonances et la voix de tête maîtrisées (le développement de « La vie en rose »), Elling est incontestablement un virtuose, capable de tous les effets – vibratos, glissandos, trémolos, vocalises…

Avec ses ambiances apaisées, ses arrangements soignés, le professionnalisme et le savoir-faire d’Elling, Passion World est un disque de compromis qui satisfera tous les amateurs de crooners.


Tokyo Adagio
Charlie Haden – Gonzalo Rubalcaba
Impulse!

Gonzalo Rubalcaba et Charlie Haden se rencontrent à Cuba à la fin des années quatre-vingt et enregistrent The Montreal Tapes, en trio avec Paul Motian (1989). Rubalcaba et Haden se retrouvent en 2000 pour un album qui fait un tabac (et un Grammy), Nocturne, suivi en 2004 de Land of The Sun, deuxième tabac (et nouveau Grammy…). L’année suivante les deux musiciens donnent une série de concerts au Blue Note de Tokyo, mais ce n’est qu’en 2015, près d’un an après la disparition d’Haden (le 11 juillet 2014), que sort le disque Tokyo Adagio chez Impulse!.

Dans Nocturne et Land of The Sun, Rubalcaba et Haden sont accompagnés d’Ignacio Berroa à la batterie et des invités de renom se succèdent, à l’instar de Joe Lovano, David Sanchez, Pat Metheny, Miguel Zenon, Lionel Loueke… Pour Tokyo Adagio, Haden revient à un format qu’il affectionne : le duo, soit avec des guitaristes, soit avec des pianistes, comme Keith Jarrett (Jasmine et Last Dance), Hank Jones (Come Sunday), John Taylor (Nightfall), Kenny Barron (Night and The City)…

Côté répertoire, Rubalcaba et Haden restent globalement dans la lignée des deux précédents opus : de Nocturne ils reprennent « En la orilla del mundo » de Martin Rojas et « Transparence » de Rubalcaba et, de Land of the Sun, le boléro d’Agustín Lara « Solamente una vez ». S’ajoutent le standard « My Love and I » de Johnny Mercer et David Raksin, qu’Haden a joué avec Taylor dans Nightfall (2003), « When Will The Blues Leave? » du compagnon Ornette Coleman (Something Else!!!! – 1958) et « Sandino », composé par Haden pour le Liberation Music Orchestra (Dream Keeper – 1990).

Comme son titre l’indique, Tokyo Adagio est un moment de calme, que quelques bruits de verres et de couverts perturbent à peine... Rubalcaba laisse libre court à son lyrisme (« En la orilla del mundo ») teinté de touches classiques (« My Love and I ») et de couleurs cubaines discrètes (« Solamente una vez »). Avec une mise en place précise, le pianiste s’y connaît également en swing, comme le montrent le solo de « When Will The Blues Leave? », dans un registre medium grave, et les phrases arpégées entrecoupées d’espagnolades de « Sandino ». Une sonorité profonde et grave (« Transparence »), des lignes minimalistes (« En la orilla del mundo ») ou des motifs rythmés (« Sandino »), et des chorus mélodieux qui parcourent la tessiture de la contrebasse (« My Love and I »), le jeu d’Haden est en phase avec celui de Rubalcaba. Sa walking parsemée de schuffle et son chorus a capella dans le même tempo sont particulièrement entraînants (« When Will The Blues Leave? »).

Haden et Rubalcaba placent leur duo sous le signe d’un lyrisme intimiste raffiné, sobrement marqué par la musique latine, mais qui n’exclut pas des escapades pleines de swing.