18 avril 2020

Deux rééditions numériques chez Lenka Lente...

Créé en 2004 par Guillaume Belhomme – musicien, écrivain et journaliste – pour publier des disques et des livres, Lenka Lente se consacre exclusivement aux livres depuis 2013. La maison d’édition propose deux collections : Vision pour des livres autour du surnaturel et Musique, au nom explicite. La diffusion est assurée par les Presses du Réel et, pour ce qui est du jazz, la ligne éditoriale de Lenka lente s’articule essentiellement autour de l’avant-garde. En parallèle, Grisli, nom de plume de Belhomme, a fondé en 2016 Le son du grisli, une revue qui compte désormais cinq numéros. Près d’une cinquantaine d’œuvres figurent au catalogue de Lenka Lente, qui a la bonne idée de proposer des tirages épuisés sous forme de fichiers numériques, dont voici deux comptes-rendus de lecture : Coltrane sur le vif par Luc Bouquet et De Motu d'Evan Parker.


Coltrane sur le vif
Luc Bouquet
152 pages

Sortie en mars 2015

Luc Bouquet est batteur, certes, mais également chroniqueur pour Improjazz et Le son du grisli. Dans son premier livre, Coltrane sur le vif, il se concentre sur les enregistrements pirates ou non, mais commercialisés, des concerts de John Coltrane, pendant lesquels « il pouvait aller très loin dans l’intensité de la performance ».

Les concerts chroniqués s’étalent du 13 juillet 1946, à Hawaï, au 23 avril 1967, à l’Olatunji Center of African Culture de New York. Dans un style sobre et sérieux, qui traduit le respect de Bouquet pour Trane, les chroniques restent descriptives et factuelles, sans envolées lyriques excessives, ni complaisance : « le public découvre un saxophoniste nonchalant, pour ne pas dire absent » (9 avril 1960 – Concertgebouw, Amsterdam), « sur « Greensleeves », l’entrée du soprano est très approximative » (1er mars 1961 – The Sutherland Hotel Lounge, Chicago), « ce même Coltrane qui, sans doute à cause d’un problème d’anche, introduit bien mal la mélodie de « The Inch Worm » » (16 février 1962 – Birdland, New York)… Entre deux chroniques Bouquet glisse quelques repères biographiques, des citations de Coltrane et illustre les chapitres avec des pochettes de disque. En annexe l’auteur propose une discographie complète, puis une filmographie et une bibliographie sélectives. Le livre quant à lui se découpe en douze chapitres qui suivent un ordre chronologique.


Comme le titre du chapitre l’indique, « Les débuts : Dizzy Gillespie / Johnny Hodges » s’attache aux premiers concerts. En 1946, après avoir étudié à l’Orstein School of Music, puis avoir joué dans l’ensemble de Jimmy Johnson, Coltrane est mobilisé et envoyé à Hawaï : il a vingt ans. S’il append la clarinette dans l’orchestre de la Marine, c’est au saxophone alto que son premier concert est enregistré, au sein du combo de Joe Theimer. Il fait ses premières armes au ténor avec Gillespie (1951) et Johnny Hodges (1954), dans un style be-bop, qu’il maîtrise parfaitement.


Le deuxième chapitre est consacré aux premières années avec Miles Davis, de 1955 à 1957. Alors que Sonny Rollins a quitté Davis pour des « raisons personnelles », le trompettiste essaie le saxophoniste John Gilmore, mais jette finalement son dévolu sur Coltrane. En compagnie de Red Garland, Paul Chambers et Philly Joe Jones, les concerts se succèdent : New York, Pasadena, Philadelphie, Saint Louis… « Entre les deux hommes, beaucoup de respect, mais aussi beaucoup de tensions » et l’addiction de Coltrane n’y est pas pour rien. Tant et si bien que, fin avril 1957, Davis renvoie Coltrane…


Thelonious Monk engage Coltrane pour quelques mois entre 1957 et 1958. Coltrane a trente et un an et va peaufiner sa science de l’harmonie aux côté de Sphere. Dans ce troisième chapitre Bouquet rend compte des concerts au Carnegie Hall et au Five Spot.

Sevré de la drogue, Coltrane réintègre l’ensemble de Davis de 1958 à 1959. Le quatrième chapitre décrit les concerts au Café Bohemia, Spotlight Lounge, CBS Studio 61, Birdland… mais surtout celui du Newport Jazz Festival (3 juillet 1958), « premier disque live officiel de Coltrane » grâce auquel « le doute n’est plus permis : Coltrane est révolutionnaire ! ». 

Dans le sixième chapitre, en 1960, Davis et Trane tournent en Europe, même si ce dernier veut désormais voler de ses propres ailes. C’est avec une rythmique « historique » - Wynton Kelly, Paul Chambers et Jimmy Cobb – mais sans Julian Cannonball Adderley, que le quintet joue à Paris (bronca du public!), Stockholm, Copenhague, Düsseldorf, Francfort, Munich, Zurich, La Haye, Amsterdam... « Au fil de ces enregistrements, une constante : deux solistes, une section rythmique et, entre les entités, peu d’interactions. Pour Coltrane, une solitude pleinement assumée [...] ».

De retour aux Etats-Unis, Coltrane monte son quartet. Le sixième chapitre décrit la première mouture, avec McCoy Tyner, Steve Davis et Pete La Roca, qui se produit au Jazz Gallery, à New York, le 27 juin 1960. Les solos de Coltrane sont déjà « de véritables laboratoires »…

Avec l’arrivée d’Elvin Jones, le quartet se stabilise. Le septième chapitre montre comment, avec Tyner, Reggie Workman et Jones, Coltrane met en place sa musique au Sutherland Hotel Lounge de Chicago et à Newport (1er juillet 1961).

Fin 1961 Eric Dolphy rejoint Coltrane. Du Village Vanguard (1er novembre 1961) au Birdland (16 février 1962), en passant par une virée européenne à Paris, Copenhague, Helsinki, Stockholm, Baden Baden, Francfort, Stuttgart, Berlin… le huitième chapitre prouve que « John Coltrane et Eric Dolphy ne se privent pas d’incendier de nouveaux territoires ».

Début 1962, Jimmy Garrison remplace Workman : THE quartet est né. Le neuvième chapitre retrace les prestations au Birdland et en Europe – Olympia, Konserthuset, Falkonercentret, Stefaniensaal et Teatro dell’Arte. Coltrane conclut sa tournée par : « j’espère que tout ce que j’ai fait jusqu’ici n’est qu’un début ». Mazette, quel début !

Le dixième chapitre se concentre sur l’année 1963, particulièrement fertile en concerts, dont un certain nombre a fait l’objet de disques. Coltrane et ses hommes jouent au Birdland (février, octobre), bien sûr, mais aussi au Showboat, à Philadelphie (juin), puis à Montréal (juillet), Newport (juillet), une tournée européenne dans une dizaine de villes (octobre) et l’émission Jazz Casual de Ralf Gleason, à San Francisco (décembre).


Aucune trace discographique officielle de concerts pour 1964, mais il est vrai que Crescent a été enregistré en avril et A Love Supreme en décembre… Le onzième chapitre s’attache à 1965, année de l’éclatement du quartet. Les chroniques relatent trois concert au Half Note, une soirée au Village Gate, le festival de Newport, la cinquième et dernière tournée européenne, dont l’« immense concert » dans la Pinède Gould à Juan Les Pins (27 juillet), et les concerts de Seattle (septembre), qui marquent l’arrivée de Pharoa Sanders, le virage vers le free et la fin du quartet : « il faut se rendre à l’évidence : la rythmique se heurte plus qu’elle ne s’abandonne au free jazz désiré par le leader ».

Le douzième et dernier chapitre retrace les deux dernières années de concerts de Coltrane avant sa mort, le 17 juillet 1967. En 1966, Coltrane forme son dernier quintet avec Sanders, Alice Coltrane, Garrison et Rashied Ali. Souvent paroxysmique, la musique a changé et ne rencontre pas toujours un accueil favorable : « Je suis désolé. J’ai un chemin à suivre avec ma musique et je ne peux pas revenir en arrière. Tous veulent entendre ce que j’ai fait. Personne ne veut entendre ce que je fais »… Le quintet joue au Village Vanguard, à Newport tourne au Japon (juillet), avant le Live In Philadelphia (novembre 1966) et le fameux Olatunji Concert (avril 1967), avec son « solo d’une intensité bouleversante, foudroyante » sur l’un des thèmes fétiches de Coltrane : « My Favorite Things ». Quant au dernier concert de Coltrane, le 7 mai 1967 au Famous Ballroom de Baltimore, il n’y en a pas de trace discographique commercialisée…

Pour tout Coltranophile averti et autre Tranophage forcené, le livre de Bouquet est indispensable, avec ou sans disques à portée de la main. Pour tous les autres, Coltrane sur le vif donne un éclairage salutaire sur la musique de Trane.



De Motu
Evan Parker
58 pages
Sortie en juillet 2018

Figure de proue du free jazz européen, Evan Parker est invité en 1992 à Rotterdam pour un événement sur le thème Man & Machine. Parker y prononce une allocution afin d’expliquer sa démarche musicale, notamment pour le solo qui lui a été commandé pour cet événement : « l’ensemble des documents (desquels je ferai don au Rotterdamse Kunststichting) comprend les esquisses, l’enregistrement de ces esquisses, la bande du concert et cet essai : regroupés, il constitueront la pièce intitulée De Motu » (Du Mouvement). L’œuvre est dédiée au contrebassiste Buschi Niebergall, décédé le 9 janvier 1990.

De Motu est édité en bilingue français – anglais et sort en juillet 2018 chez Lenka Lente. L’essai n’est pas organisé comme une démonstration cartésienne, mais découpé en cinq chorus de taille et de contenu disparates, mais avec le traitement de la matière sonore comme fil conducteur.

« L’introduction » de De Motu commence par une citation de John Coltrane à qui Zita Carno (pianiste et amie de Trane) montrait une transcription de l’une de ses improvisations : « je crois savoir de quoi il s’agit, mais ne me demandez pas de le jouer ». Tout est dans ce paradoxe, et Parker s’attache à le montrer. Dès le départ Parker précise que free improvisation – improvisation libre ne lui convient plus pour décrire sa musique. Il préfère instant composing – composition instantanée (malgré le côté « café soluble ») parce que ces termes permettent d’éviter « la fausse, mais si courante antithèse selon laquelle l’improvisation se distingue nettement de la composition ».

Dans « Quelques anecdotes et précédents intéressant sur l’homme et la machine », Parker se penche sur son travail sur les harmoniques. Il souligne le lien étroit entre traitement de la matière sonore et aspects physiologiques, comme, par exemple, l’endurance. Il raconte comment Max Eastley lui avait demandé de dialoguer avec l’une de ses installations sonores. Parker avait concentré son improvisation sur les relations harmoniques entre le saxophone et le bourdon émis par la sculpture. Il avait trituré les spectres harmoniques près de quarante-cinq minutes en souffle continu jusqu’à ce quelqu’un lui demande s’il était possible d’écouter les sculptures seules… Pour compléter son propos Parker s’appuie également sur les approches de La Monte Young et Terry Riley.

« Toute improvisation menée par un instrumentiste est, en un sens, une improvisation « préparée » ». Ainsi commence « L’improvisation comme méthode de composition ». Parker commence par faire référence à la technique instrumentale, puis revient sur l’influence de la machine via la musique électroacoustique et les conceptions des minimalistes américains, notamment le concept de musique comme « processus en lent mouvement » de Steve Reich. Parker passe ensuite à l’exercice du solo : « selon moi, le défi de l’improvisation en solo réside dans la façon de remplir l’espace ». Il décrit son utilisation de la réverbération pour créer une polyphonie, sa technique d’attaque, la respiration circulaire, les jeux sur les harmoniques, la polyrythmie… Pour la constitution de son bagage musical, Parker fait référence à Charlie Parker, Pharoah Sanders, Wayne Shorter, Jan Garbarek, Roland Kirk, Steve Lacy, John Tchicai, Dewey Redman… mais aussi le label Ocora et le théoricien Sigurd Rascher, avec son manuel de référence, Top Tones for Saxophones. Tout cela pour montrer que De Motu n’est pas une improvisation tombée du ciel, même si « la pièce intitulée De Motu (pour Buschi Niebergall) sera une improvisation composée uniquement et expressément pendant cette performance du vendredi 15 mai 1992 à Rotterdam (Zaal de Unie) ».

Dans le court passage intitulé « Philosophie », Parker souligne l’importance du contexte socio-historique lors de la création d’une œuvre.

Enfin, dans « Particularités de la préparation pour Rotterdam », l’artiste explique comment il a conçu cette œuvre, en notant des motifs, comme des esquisses dans un carnet de croquis, pour lui servir de canevas et improviser sous contrôle.

L’essai de Parker est un témoignage vécu et pertinent sur le processus créatif d’une improvisation spontanée.