31 décembre 2024
23 décembre 2024
Martial Solal, l'incomparable...
Mes doigts sur un clavier…
Instrumentiste exceptionnel, compositeur singulier, artiste hors norme, Martial Solal a tiré sa révérence le 12 décembre 2024, après quasiment un siècle dédié à la musique.
« Il y avait un piano chez nous. Un Erard droit, avec deux chandeliers fixés de part et d’autre du pupitre »
Né le 23 août 1927, fils unique d’une famille de juifs d’Afrique du Nord, Solal grandit à Alger la Blanche au milieu de sa famille maternelle. Son père est expert-comptable et sa mère est musicienne. Son loisir principal est le cinéma : « nous vivions en vase clos. L’ouverture sur le monde nous venait surtout du cinéma, notamment grâce à ce que l’on appelait les actualités. J’y allais deux fois par semaine […] J’étais fou de cinéma ».
Pendant six ans, Solal prend des cours de solfège et de piano avec madame Gharbi, qui « a quand même réussit à me faire digérer assez rapidement la Méthode Rose ». La famille Solal écoute Radio Alger, va au Majestic, à la brasserie Tantonville, mais surtout aux Bains Nelson, où se produit « ‘le’ jazzman d’Alger, Lucky Starway », qui improvise sur des airs de variété. Solal fait une découverte fondatrice : « que des airs aussi stupides puissent devenir intéressants déclencha chez moi un étonnement incroyable. […] Un autre monde m’apparaissait. Un monde de liberté, surtout ».
Malgré les cours de Madame Gharbi, puis de sa fille Huguette, Solal rate le concours d’entrée au Conservatoire d’Alger. En 1941 Vichy décrète que les juifs d’Algérie ne sont plus Français. Solal n’a plus droit d’aller à l’école publique et ne trouve aucun intérêt dans les cours privés auxquels il est inscrit. Il les sèche et se réfugie chez une tante, voisine de Starway ! La musique sera désormais son destin. Multi-instrumentiste, mais saxophoniste avant tout, Starway partage avec Solal sa passion du jazz – Coleman Hawkins, Ben Webster – et ses influences – Fats Waller et Earl Hines. Il lui permet aussi de « monter sur la première marche » avec « Shoe Shine Boy », premier morceau joué en solo par Solal.
Sur les traces de son mentor, Solal apprend aussi le saxophone, la trompette et, surtout, la clarinette, dont il joue dans les pubs, les mess et autres réunions de sous-officiers Alliés. Mais, à peine âgé de seize ans, c’est comme pianiste que Solal commence sa carrière professionnelle dans l’orchestre de Starway. En parallèle, il se produit également au saxophone, à la clarinette et au piano, au Casino Music Hall d’Alger, accompagné par un orchestre. Solal trouve également un engagement chez Radio Alger pour jouer une fois par semaine, puis il tourne à travers l’Algérie avec la troupe de Jim Gérald. Si, à l’époque, Solal joue une musique « légère », le jazz prend une place grandissante dans sa musique grâce aux disques américains, aux films musicaux – Glenn Miller, Judy Garland… –, aux concerts retransmis à la radio – Django Reinahrdt avec Hubert Rostaing…
« Entendre « Laura » joué par Don Byas […] m’avait procuré des sensations inconnues »
Solal détaille ses influences : Erroll Garner pour « le léger décalage entre les deux mains », Teddy Wilson pour « la netteté de son exécution », Art Tatum pour « son approche de l’instrument [qui] m’a paru être l’archétype de ce que je recherchais », à savoir « comment faire pour se nourrir de la musique de ceux qui vous ont marqué sans devenir leur esclave ? », Bud Powell pour « la puissance de ses attaques » et Thelonious Monk, « créateur d’un univers »… Mais Solal arrêtera d’écouter des disques à partir de 1950 car il ne veut pas prendre le risque de jouer « à la manière de », à l’exception de Charlie Parker : « je ne me suis pas privé des solos de Charlie Parker. Je ne m’en lassais pas. Mais il ne m’influençait pas directement ».
Tiraillé entre sa femme et sa mère, toutes les deux jalouses, et sans cesse obsédé par l’idée d’aller jouer du jazz à Paris depuis que Byas lui a dit qu’il pourrait y trouver du travail, Solal décide donc de partir…
« Partir était peut-être une folie. Mais rester, sûrement une erreur. J’ai préféré la folie »
« Le véritable improvisateur, pianiste ou pas, doit être capable de penser très vite et se jeter à l’eau constamment. Il doit, en un temps record, réfléchir, refuser, censurer, préférer et adopter. Autant de verbes qu’il doit savoir conjuguer, si possible sans faute de grammaire ».
Solal fréquente le Club Saint-Germain, inauguré en 1948, et, à force de persévérance, finit par remplacer pianiste maison, Bernard Peiffer, parti tenté sa chance aux Etats-Unis. Il y reste douze ans, jouant également, à partir de 1954, au Ringside, devenu rapidement le Blue Note. Solal se produit avec le contrebassiste Michelot et le batteur Kenny Clarke. Le trio accompagne des musiciens comme Sonny Stitt, Bobby Jaspar, Jay Jay Johnson, Lucky Thompson, Stéphane Grappelli, Jimmy Gourley, Chet Baker, Stan Getz, Lee Konitz – qui devient un ami –, Lester Young…
« S’il veut parvenir au plus haut niveau, le pianiste improvisateur doit avoir à la fois le talent de ceux qui reproduisent et celui de ceux qui inventent »
« une partie [du] public a pris la fâcheuse habitude d’écouter… avec ses yeux davantage qu’avec ses oreilles »
De retour à Paris en 1964, Solal ne rencontre pas le succès escompté et vit de ses droits, de l’enseignement, de concerts dans les clubs… Côté vie privée, il est séparé de sa deuxième femme et, en 1968, il rencontre Anna. Le couple s’installe à Boulogne-Billancourt et sa fille Claudia naît en 1971. A la mort du père de Solal, sa mère vient vivre chez eux, pendant une vingtaine d’années. La famille s’installe ensuite à Bougival, puis à Chatou, dans une maison qu’ils retapent et où ils vivront le reste de leur vie.
« J’aurais passé ma vie à apprendre »
Sources :
Martial Solal en musique
Un hommage à Martial Solal à partir de quelques morceaux piochés au hasard des disques de la musicothèque…
« Suite en ré bémol, pour quartette de jazz »
Martial Solal « Live » 1959 / 85
1985
La « Suite en ré bémol, pour quartette de jazz », enregistrée en septembre 1959 à la R.T.F. ouvre le coffret. Solal y est accompagné de Guérin à la trompette, Rovère à la contrebasse et Humair à la batterie. La suite alterne mouvements bondissants, portés par une walking et un chabada véloces, des passages bluesy, des échanges malicieux, le tout parsemé d’un humour piquant. Les accélérations et décélérations de tempo, les variations rythmiques, tantôt be-bop, blues ou valse, et les constructions à base d’unissons vifs, de contrepoints ludiques ou de questions-réponses impromptues… font sonner le quartette comme un véritable orchestre !
« Solar »
Duo In Paris
1975
« Cherokee »
Suite for Trio
1978
« Aigue Marine »
The Solosolal
1979
« L’allée Thiers et le poteau laid »
Solal Lockwood
1993
« Summertime »
Just Friends
1997
« Brazil »
Jazz ‘n (E)Motion
1998
Martial Solal Dodecaband Plays Ellington
Rue de Seine
Auditorium Jean-Pierre Miquel – Vincennes
Martial Solal & Bernard Lubat
Martial Solal (p), Claude Egea et Eric Le Lann (tp), Lionel Surin (cor), Claudia Solal (voc), Denis Leloup et Marc Roger (tb), François Thuilliez (tu), Thomas Grimmonprez (perc), Jean-Philippe Morel (el b, b).
Label / Distribution : Nocturne
Amateurs de lignes droites férus de continuité, passionnés de chansons « relax »… passez votre chemin : Exposition sans tableau n’est pas fait pour vous ! L’incorrigible Martial Solal a sorti une fois de plus un disque « solalien » pur jus. C’est-à-dire une musique qui file à cent à l’heure, toute en zigzags, brisures, ruptures, ricochets, rebonds… Une vraie balle de flipper ! Une musique faite d’imprévus qui maintiennent l’auditeur sous tension du début à la fin. Impossible de rester tranquille ! Une musique où les détails pullulent : clins d’œil espiègles, dialogues sur chœurs, brouhahas structurés… Une musique maligne, sérieuse dans la parodie, un peu à la Buster Keaton. D’ailleurs, comme Solal cherche à présenter une idée sous tous ses angles, sa musique devient très vite cinématographique, avec gros plans, travellings, contre-champs, panoramiques, contre-plongées… autour d’un thème central.
En plus du complice de toujours, Eric Le Lann, et de Denis Leloup qui jouait déjà dans le Dodecaband, Solal a fait appel à une nouvelle vague de musiciens. Il double la trompette de Le Lann par celle de Claude Egea et le trombone de Leloup par celui de Marc Roger. Pas de saxophone dans ce combo, mais le cor de Lionel Surin et le tuba de François Thuilliez. « A Frail Dance » est le seul morceau où Claudia Solal chante un texte - sur les autres, sa voix est utilisée en section avec les soufflants. Les percussions ont été confiées à l’excellent et omniprésent Thomas Grimmonprez. Enfin, c’est Jean-Philippe Morel qui tient la basse, parfois électrique et « dans le vent » – preuve que Solal est à l’écoute du présent.
Reste à souligner l’excellent texte de la pochette signé Arnaud Merlin, qui décrit brièvement la démarche de Solal, l’ambiance de chaque morceau et le rôle des solistes. C’est clair et convaincant comme la musique du « Maître ».
A près de quatre-vingts ans, Solal montre avec brio qu’il n’a rien perdu de sa verve, ni de sa créativité musicale, et nous ne pouvons que constater avec Xavier Prévost qu’il est « un grand musicien, dont l’importance excède largement les frontières de l’Europe – et celles du jazz. » [*]
Liste des morceaux
2. « Western » (7’11).
3. « A Frail Dance », texte de Claudia Solal (9’59).
4. « Cortancyl » (6’05).
5. « Exposition sans tableau » (6’36).
6. « Lamblike » (6’24).
Toutes les compositions sont signées Martial Solal.
Martial Solal (p), Dave Douglas (tp)
2006
Le duo se trouve vite et la musique virevolte : contrepoints et unissons dans les expositions, majesté et espiègleries dans les variations, questions-réponses dans les conclusions. Égal à lui-même, Solal est un maître de la ponctuation : son texte musical est rempli d’une ribambelle de points, virgules, points-virgules, interrogations, exclamations… qui donne une présence rythmique savoureuse à son style. Il n’en finit pas de rebondir, à la manière d’un dessin animé de Tex Avery ! Douglas n’est pas en reste et se prête parfaitement au jeu de Solal. Il met en relief sa belle sonorité à la fois puissante et claire, s’amuse avec les thèmes, ricoche sur les propos de son comparse, et parsème son discours de phrases émouvantes (« Blues To Steve Lacy »). Il n’est pas étonnant qu’une rue qui fut choisie par d’Artagnan, George Sand, Baudelaire et bien d’autres soit une source d’inspiration… Et Rue sur Seine en est une preuve infaillible.
Liste des morceaux
2. « Blues To Steve Lacy », D. Douglas (5’54).
3. « 34 Bars Blues », M. Solal (5’10).
4. « For Suzannah », D. Douglas (3’25).
5. « Fast Ballad », M. Solal (3’43).
6. « Elk’s Club », D. Douglas (5’06).
7. « Have You Met Miss Jones », L. Hart & R. Rodgers (4’26).
8. « Body And Soul », J. W. Green & E. Heyman (5’18).
9. « Here’s That Rainy Day », J. Burke & J. Van Heusen (3’18).
10. « All The Things You Are », O. Hammerstein & J. Kern (6’35).
15 décembre 2024
Prismes à l’eau au Triton
Après une introduction plaintive, « Jim Dine » est exposé à l’unisson sur une rythmique luxuriante, entrecoupé d’un intermède bluesy. Le trombone bouché, particulièrement expressif, dialogue avec la batterie et la contrebasse, tandis que le saxophone ténor alterne phrases bop et traits free. Construit sur une structure thème – solos – thèmes classique, « Jim Dine » est riche en événements... Lê Quang lance « More Tuna » a capela, avant de développer le thème avec vivacité, en compagnie de Blaser. Les échanges, intenses, s’appuient d’abord sur une batterie puissante et une contrebasse lancinante. Une walking et un chabada véloces ouvrent ensuite la voie au saxophone ténor pour prendre un solo dans l’esprit de Sonny Rollins, et au trombone pour broder dans une veine hard-bop. Composé par Kühn, « Salinas » évoque la musique de chambre : un thème énigmatique et entraînant, des questions-réponses élégantes, une rythmique expressive qui débouche sur une walking et un chabada ponctué de rim shot, et des chorus mélodieux, notamment celui de Kerecki, ample et musical. Comme l’explique Humair en s’amusant, « Give Me Eleven », coécrit avec Kühn, « est à onze temps… c’est à dire douze temps moins les taxes ! ». Le morceau balance du début à la fin. Après le thème, une complainte criarde, les tableaux s’enchaînent, d’abord des contrepoints de Lê Quang et Blaser, suivis d’envolées démonstratives et débridées du trombone sur des changements de tempo. Le chorus a capela du ténor, entre bop et free contrôlé, bientôt enveloppé par une rythmique dense, précède une conclusion bluesy. Humair annonce « Mutinerie » avec des roulements vigoureux et une charleston régulière. Le saxophone soprano, le trombone et la contrebasse embrayent à l’unisson. La mélodie, « ethnique », donne lieu à des variations intenses et compactes, avant que le décor ne change. Kerecki prend un solo monumental, accompagné par les balais subtils d’Humair. Joueur, Blaser les rejoint avec sa sourdine wah-wah. S’engage alors une course-poursuite entre walking et chabada virtuoses et trombone, qui alterne nonchalance et vivacité. Les volutes du soprano, accompagnées des roulements de la batterie et d’un ostinato de la contrebasse, replantent un décor ethnique.
Le trio plus un propose un jazz franco-suisse énergique, piquant, malicieux, volubile... et savoureux comme un banquet de fondue et de poule au pot !
Le disque
Prismes à l’eau
Daniel Humair
Vincent Lê Quang (ts, ss), Stéphane Kerecki (b) et Daniel Humair (d), avec Samuel Blaser (tb).
Le Triton – TRI-24579
Sortie le 8 novembre 2024
01. « New (amuse-bouche) », Stéphane Kerecki (00:48).
02. « For Flying Out Proud », Franco Ambrosetti (03:07).
03. « Lyria Inn », Daniel Humair & Vincent Lê Quang (04:03).
04. « Free 1 », (01:46).
05. « Give Me Eleven », Danie l Humair (05:16).
06. « Abstract Bass Bone » Daniel Humair et Vincent Lê Quang (03:29).
07. « Cavatine », Stanley Myers, (04:08).
08. « Free 2 « Dark Choc" », Daniel Blaser, et Vincent Lê Quang (06:13
09. « Salinas », Joachim Khühn (03:23).
10. « Missing a Page », Joachim Khu (04:55).
11. « Drama Drome », Daniel Humair (04.26).
12. « Saint-Cyn-CYR », Stéphane Kerecji (03:18).
13. « Triple Hip Trip », Daniel Humair (04:14).
14. « New (Pousse-Café) », Stéphane Kerecki (00:52).
01 décembre 2024
A Confused World – Philippe El Hage & Youssef Hbeisch
Les dix compositions du disques, signées El Hage, sont inédites sauf « Flying With Elephants », tirée du disque éponyme. El Hage affectionne les jolies mélodies (« A Full Moon », « Into The Unknown ») teintées de couleurs moyen-orientales (« Prelude To The Elephants »), aux contours romantiques (« Melody Fom Another World ») et solennels (« Flying With Elephants »), ou construits autour de thèmes-riffs sautillants (« A Confused World »), joyeux (« Hayat ») et dansants (« Until We Meet Again »). Le plus souvent bâtis sur une structure thème – développement – thème, les morceaux sont tour à tour vigoureux (« A Confused World »), théâtraux (« Melody From Another World »), cinégéniques (« Into The Unknown »), mélodieux (« Until We Meet Again ») et toujours marqués par la musique orientale (« Flying With Elephants »). La place du rythme est centrale, que ce soit par les lignes de basse (« A Full Moon »), riffs (« Melody From Another World ») et autres ostinatos (« Hayat ») joués à la main gauche par El Hage, ou par le foisonnement (« A New Beginning »), cliquetis (« A Full Moon »), frappes vivifiantes (« Hayat ») et poly-rythmes irrésistibles (« Until We Meet Again ») des percussions d’Hbeisch. Le piano, souvent nerveux (« A Confused World »), intègre moult ornements (« Melody For Another World ») pour apporter des saveurs orientales, de passages harmoniques arabo-andaloux (« A Full Moon ») aux appogiatures (« A New Beginning ») en passant par des trilles (« Hayat »), mordants (« A New Beginning »), sonorité de qanoun (« Prelude To The Unknown »)...
A Confused World selon El Hage et Hbeisch n’est pas aussi confus qu’il n’y paraît et l’atmosphère entraînante et dépaysante qui s’en dégage met plutôt du baume aux esgourdes !
Le disque
A Confused World
Philippe El Hage & Youssef Hbeisch
Philippe El Hage (p, b, synth) et Youssef Hbeisch (perc).
MEI
Sortie le 1er novembre 2024
Liste des morceaux
01. « A Confused World » (3:51).
02. « A Full Moon » (3:14).
03. « Melody From Another World » (3:14).
04. « Prelude To The Unknown » (2:42).
05. « Into The Unknown » (3:38).
06. « Hayat (Life) » (4:10).
07. « A New Beginning » (2:50).
08. « Prelude To The Elephants » (2:24).
09. « Until We Meet Again » (4:53).
10. « Flying With Elephants » (6:00).
Tous les morceaux sont signés El Hage.