11 mars 2015

Sons d’hiver... et Notes brûlantes !


Il est vingt-heure trente, le 23 janvier à l’Espace Culturel André Malraux du Kremlin-Bicêtre : Fabien Barontini donne le coup d’envoi de la vingt-quatrième édition de l’indispensable festival Sons d’hiver : dix-sept soirées, trente-deux concerts, quatre conférences, quinze salles… et près de cent trente musiciens !

Barontini a tout à fait raison de remercier les partenaires qui soutiennent Sons d’hiver depuis plus de deux décennies car, à l’instar d’autres médias malheureusement sous le feu de l’actualité (et des balles…), ils contribuent d’une manière décisive à maintenir la liberté d’expression musicale.

La programmation 2015 ne déroge pas à la tradition de Sons d’hiver ; elle est remarquable de diversité et stupéfiante de qualité : jazz, free, contemporain, rap, électro, blues, world… sont concoctés par les maîtres du genre ! Les « monstres sacrés » Anthony Braxton, Archie Shepp, Otis Taylor, William Parker, James « Blood » Ulmer, Fred Frith, Peter Brötzmann … côtoient les « créateurs insatiables » Matthew Shipp, Craig Taborn, Hamid Drake, Tony Hymas, Ambrose Akinmusire… et les « irréductibles chanteurs » Bernard Lubat, Louis Sclavis, Vincent Peirani, Emile Parisien… sans compter tous les autres artistes injustement oubliés !


Vendredi 23 janvier
Espace Culturel André Malraux – Le Kremlin-Bicêtre

La soirée d’ouverture de Sons d’hiver 2015 frappe fort : l’Espace Culturel André Malraux du Kremlin-Bicêtre accueille le trio de Matthew Shipp puis le quartet d’Anthony Braxton. Le public a bravé le froid de canard pour prendre d’assaut les quatre-cent places de la grande salle.

Il faut dire que Shipp et de Braxton se produisent plutôt rarement à Paris. Shipp a joué en juin 2013 à la Dynamo de Pantin, quant à Braxton, il y a certes le célèbre Paris Concert, enregistré en 1971 pour ECM dans les studios de l’ORTF, avec Chick Corea, Dave Holland et Barry Altschul, mais, depuis le début des années deux mille, les occasions de l’écouter en France se comptent sur les doigts de la main : en mai 2014 il a joué au Petit Faucheux de Tour avec le Diamond Curtain Wall Trio, sinon, il faut remonter à 2010 pour un concert en septuor à Strasbourg ou en 2008 à Besançon…


Matthew Shipp Trio
To Duke


Le concert de Sons d’hiver permet à Shipp de présenter son hommage à Duke Ellington : To Duke vient de sortir (le 23 janvier) sur le label RogueArt qui, soit dit en passant, fête ses dix ans cette année.

Shipp est en trio avec MichaelBisio à la contrebasse et NewmanTaylor Baker à la batterie, au lieu de l’habituel Whit Dickey. Pendant près d’une heure et quart, le trio développe des thèmes d’Ellington, de Billy Strayhorn et de Shipp. Ce n’est évidemment pas la première fois que la musique d’Ellington est reprise – à commencer par le Crescendo in Duke de Benoît Delbecq, présenté à Sons d’hiver en 2012 – mais c’est la première fois que Shipp s’en empare. Le concert démarre sur les chapeaux de roue avec une esquisse de « Satin Doll ». Pendant tout le concert, les morceaux du répertoire d’Ellington n’apparaissent qu’en filigrane : « I Got It Bad And That Ain’t Good », « Mood Indigo », « Solitude », « Take The A Train »…

Le trio joue pendant près d’une heure et quart sans interruption, ni temps mort. Shipp navigue entre tradition et modernité : à des phrases qui balancent, teintées de swing, voire de traits bluesy, succèdent des passages contemporains faits d’ostinatos, lignes brisées, répétitions de cellules dissonantes, crépitements, clusters… Avec son touché puissant et son jeu percussif, ses cascades de notes sur tempo rapide et sa ligne délicate de cithare, jouée dans les cordes, le pianiste a une approche rythmique et expressive de la musique. Bisio possède une sonorité puissante et un jeu mobile. Son discours alterne pédales entêtantes, jeu majestueux à l’archet, double cordes violentes, motifs libres… mais aussi des lignes de walking. Dans un chorus a capella d’une dizaine de minutes il laisse libre-court à son imagination, pour le moins fertile ! Quant à Baker, à l’instar de nombreux batteurs free, il en met partout, tout en conservant une grande musicalité, grâce à son sens des nuances, tant sur le plan sonore que sur celui des effets, comme il le montre dans son solo, essentiellement joué avec les mains sur les peaux. Baguettes, mailloches, balais, fagots… roulements, cliquetis, rim shot, cross stick et chabada, toutes les techniques y passent. Les interactions du trio reposent sur une écoute attentive et, même si dans l’ensemble Shipp mène la danse, Bisio et Baker participent activement au déroulement de la musique.


Shipp a forgé son style au son d’Ellington et Thelonious Monk, mais aussi Randy Weston et Andrew Hill, ou encore Bud Powell et Mal Waldron… Sincèrement original et novateur, Shipp mérite son paraphe dans le grand livre du jazz.


Anthony Braxton Diamond Curtain Wall Quartet

Ce soir Braxton se produit avec son quatuor de musique de chambre contemporaine : créé au début des années deux-mille, d’abord sous forme de trio, le Diamond Curtain Wall Quartet repose désormais sur la guitariste Mary Halvorson et deux membres actifs de la fondation Tri-Centric de Braxton : le trompettiste, cornettiste, tromboniste… Taylor HoBynum et le saxophoniste et « électroniste » James Fei. En dehors d’Halvorson qui s’en tient à sa guitare électrique et ses pédales d’effets, les trois autres musiciens changent constamment d’instruments. Braxton, par exemple, passe de son saxophone alto au sopranino, puis au soprano et au  baryton. A son habitude, il dirige le quartet avec une gestuelle qui lui est propre, faite de figures géométriques dessinées avec les mains, de numéros montrés avec les doigts…


Comme dans le cas de To Duke, la prestation du Diamond Curtain Wall Quartet est un morceau d’un seul tenant, d’une heure. Dès les premières notes, le ton est donné : un unisson dissonant vole en éclat rapidement, chaque voix part de son côté, comme autant de cellules qui s’imbriquent, se répondent ou se superposent. Bourdonnements, vrombissements, motifs cinglants, notes tenues, rifs heurtés, boucles intercalées, stridences… la musique est singulièrement expressive. Avec son armada de saxophones, Braxton endosse le rôle de soliste. Au milieu de ses lignes énergiques et déferlantes de notes, il esquisse les traits d’une mélodie. Pendant ce temps, le trio pépie, zigzague et rebondit de cris en barrissements. C’est depuis les années quatre-vingts dix que Braton s’intéresse au langage de programmation SuperCollider et, de temps en temps, il rejoint son ordinateur pour composer en direct des sons de synthèse qui servent de décors électro, plutôt discrets. Le Diamond Curtain Wall Quartet désagrège la mélodie, désintègre le rythme, chamboule l’harmonie… reste la matière première : le son. Braxton et ses compagnons créent des sculptures sonores avec les vibrations, les harmoniques, les hauteurs…


Depuis 3 Compostions of New jazz, en 1968, Braxton n’a pas cesser d’explorer les territoires de la musique d’avant-garde. Sa musique, et le Diamond Curtain Wall Quartet n’y coupe pas, se situe à la croisée de la musique contemporaine, pour l’approche, et le jazz, pour la pâte sonore.



Vendredi 30 janvier
Théâtre Paul Eluard – Choisy-le-Roi

La cinquième soirée de Sons d’hiver se déroule au théâtrePaul Eluard de Choisy-le-Roi et les trois cent cinquante places sont quasiment occupées pour écouter deux trios saxophone – contrebasse – batterie qui s’inscrivent dans la « tradition » free. Le pianiste habituel de TarBaby, Orrin Evans a dû annuler sa venue, et c’est David Murray qui le remplace au côté d’Eric Revis et de Nasheet Waits. Suit un trio « historique », avec Peter Brötzmann, William Parker et Hamid Drake.


David Murray, Eric Revis & Nasheet Waits

Waits fait partie de l’Infinity Quartet de Murray, Revis et Waits jouent ensemble dans TarBaby avec Evans, bien sûr, mais aussi aux côtés de Jason Moran. Le trio Murray – Revis – Waits était donc fait pour se réunir !


Comme pour chaque soirée, Fabien Barontini dit quelques mots pour introduire les concerts. Ce soir, il cite une phrase de circonstance tirée de La société du spectacle (1967) de Guy Debord : « la société du spectacle nous incite au permis et nous interdit d’explorer les possibles ».

Le trio joue six morceaux, dont « Tough Love » d’Andrew Hill (Dusk – 1999) et « Obi » de Butch Morris, comparse de Murray décédé en 2013. Murray, Revis et Waits marient tradition et avant-garde. La section rythmique navigue d’un grondement dense et touffu  à des poly-rythmes complexes, soutenus par des motifs entraînants, en passant par une walking et son chabada, un shuffle et ses balais ou un bass vamp et des splash discrets… Dans l’introduction d’« August », un thème qu’il a composé et dédié au fils de Waits, Revis révèle un sens mélodique solide, servi par un son ample. Ses longues lignes sinueuses parcourent l’étendue de la contrebasse et il se sert habilement des nuances sonores, en jouant notamment avec les harmoniques. Waits représente l’archétype du batteur moderne, aussi à l’aise dans un environnement free que neo-bop. Tantôt puissant et foisonnant – sa pédale de grosse caisse cède après « Tough Love » –, tantôt délicat (« August »), la batterie de Waits reste toujours entraînante et il passe d’un chorus subtils aux balais à une suite impressionnante de variations de roulements serrés sur les peaux (« Obi »). Au saxophone ténor comme à la clarinette basse, Murray possède un son épais et chaleureux, un souffle net, un phrasé précis et une mise en place phénoménale. L’esprit du blues flotte constamment en filigrane et sa fausse nonchalance lorsqu’il tourne autour des mélodies est vite brisée par les envolées dans le registre aigu, cris déchirants, sauts d’intervalles improbables et autres jeux de touches.

La musique de Murray, Revis et Waits dégage une tension saine et s’engage sur des sentiers originaux, entre free, bop, blues, swing… A quand un disque ?


Peter Brötzmann, William Parker & Hamid Drake

Après New York et la Californie, léger changement de décor : cap sur l’Allemagne, La Louisiane et… New York, avec trois musiciens qui se connaissent et jouent ensemble depuis plus de vingt ans. Brötzmann et Parker, accompagnés du percussionniste Gregg Bendian, enregistrent Sacred Scrape en 1994 et, l’année suivante, Drake et Brötzmann sortent The Dried Rat-Dog en duo. Mais il faut attendre 2001 pour que le trio grave Never Too Late But Always Too Early, hommage à Peter Kowald publié par Eremite Records. 

Avec ce deuxième trio, le parfum des années soixante-dix ressurgit et la soirée pénètre encore davantage dans l’univers du free. Il faut dire que Brötzmann – Parker – Drake affichent une moyenne d’âge de soixante-cinq ans, soit une quinzaine d’années de plus que Murray – Revis – Waits…


Brötzmann et Parker ouvrent le bal : la sonorité métallique, épaisse, suraigüe, peut-être grasseyante de la clarinette, répond aux trépidations furieuses de l’archet sur les cordes de la contrebasse. Le ton est donné et l’ombre d’Albert Ayler plane au-dessus du trio. Quand il entre en jeu, Drake plante un décor luxuriant que Parker complète par une ligne sinueuse, parsemée de rifs entraînants, tandis que Brötzmann poursuit ses hurlements au saxophone ténor, en glissant de temps en temps une ébauche de mélodie. La section rythmique assure la pulsation avec, ça-et-là, quelques passages en walking et chabada, quatre temps réguliers marqués en alternance par la cymbale, un rim shot et la grosse caisse, trois temps sur la grosse caisse et la charley, une excursion brève dans le binaire, une marche régulière... Les tableaux se succèdent donc dans une grande variété de rythmes, toujours robustes et fournis, et de lamentations, qui vont de l’incantation furibonde aux sanglots spasmodiques. Après une grosse demi-heure, le trio entame un deuxième morceau qui commence calmement sur des roulements de cordes, des bruissements de cymbales et une mélopée tranquille. Mais Brötzmann pousse vite son ténor vers le haut, soutenu par les contrepoints cadencés de la contrebasse et les grondements imposants de la batterie. Changement de climat pour le troisième morceau : Drake s’empare d’un tambour sur cadre et se lance dans une complainte aux accents africains. Sa belle voix chaleureuse et douce se marie bientôt aux motifs répétitifs et sourds du sintir de Parker. Le chant de la clarinette succède à celui de la voix. Aérien, Brötzmann pare son discours d’accents moyen-orientaux avant de décoller dans l’aigu. Le bis reste dans cette veine « world-free » avec un court duo apaisé entre la clarinette et le ney de Parker, sur fonds de tambours et de splash profonds…

Avec trois musiciens de la trempe de Brötzmann, Parker et Drake, il fallait s’en douter : les notes et les rythmes fusent et l’expressivité est le maître-son.


Vendredi 6 février
Salle Jacques Brel – Fontenay-sous-Bois

Archie Shepp est un habitué de Sons d’hiver et il remplit les salles : la soirée du 6 février, à Fontenay-sous-Bois, ne déroge pas à la règle et les six cent places de la salle Jacques Brel sont pleines à craquer. Mais avant Shepp et son Attica Blues Big Band, c’est Anthony Joseph qui présente Kumaka.


Anthony Joseph Kumaka 

Originaire de Trinité-et-Tobago, installé à Londres depuis 1989, Joseph se partage entre littérature et spoken word. Au début des années deux-mille il monte The Spasm Band, un groupe à géométrie variable avec lequel il a sorti cinq disques. En 2014, c’est Meshell Ndegeocello qui produit son album Time. Dans la foulée, Joseph crée Kumaka, projet qu’il présente pour la première fois sur scène à Sons d’hiver.

Joseph a réuni un All Star des Caraïbes avec le Bahaméen Shabaka Hutchings aux saxophones soprano et ténor, les antillais José Curier à la basse et Roger Raspail aux percussions et le Trinidadien Courtney Jones à la batterie et tambour d’acier.

Riff de basse entêtant de quatre notes, congas intercalées, maracas et motif minimaliste au steelpan : l’orchestre chauffe la salle avant l’entrée sur scène de Joseph. Le quintet joue ses propres compositions : « Tabuka » et « Bélé » sont signés Raspail, « Slinger », dédié à Mighty Sparrow, « What It Mean? », hommage à un oncle, et « Jimmy (upon that river) » sont de Joseph… Les mots de  Joseph se détachent au-dessus de la rythmique incantatoire et le ténor d’Hutchings insère bourdonnements et stridences pour souligner la scansion. Joseph vit la musique de bout en bout : il parcourt la scène de long en large, danse frénétiquement, saute dans tous les sens, encourage ses musiciens avec des cris, coups de sifflet ou cowbell…  Au ténor comme au soprano, Hutchings passe d’une ligne dansante, parfois dans l’esprit des shouters funky, voire fusion, à des chorus débridés qui taquinent le free. La structure des rythmes change d’un morceau à l’autre – calypso, soca, marche, bel-air… – mais s’appuie toujours sur une polyrythmie répétitive soutenue par un motif de basse.

Tel un griot qui aurait choisi les congas et le saxophone plutôt que le tam-tam et la kora, Joseph et Kumaka mêlent poésie et rythmes des caraïbes, sur fonds de transe…


Archie Shepp Attica Blues Big Band

Le 9 septembre 1971, dans l’Etat de New-York, les détenus de la prison d’Attica se mutinent. Le 13, Nelson Rockefeller, gouverneur de l’Etat, ordonne l’assaut. Les forces de l’ordre abattent vingt-neuf prisonniers et dix otages… Un an plus tard, Archie Shepp publie Attica Blues chez Impulse! avec, entre autres, Marion Brown, Jimmy Garrison, Walter Davis Jr, Cornell Dupree, Beaver Harris… Une seconde version est enregistrée en 1979, lors d’un concert au Palais des Glaces de Paris, et un double-album est édité par Blue Marge. Pas loin de trente-cinq ans plus tard, Châteauvallon et Jazz à Porquerolles soutiennent Shepp pour remonter un orchestre et reprendre le répertoire d’Attica Blues. En novembre 2013 ArchieBall sort I Hear The Sound, une compilation d’enregistrements réalisés lors des concerts du big band.

Pour cette mouture de l’Attica Blues Big Band présentée à Sons d’hiver, Shepp se repose sur deux compagnons de route qu’il connait bien : le percussionniste des années Sun Ra, Famoudou Don Moye, et le pianiste qui l’accompagne le plus souvent depuis la fin des années quatre-vingts dix, Tom Mc Clung. Autre membre de l’AACM présente sur I Hear The Sound, la claviériste et chanteuse Amina Claudine Myers n’a malheureusement pas pu faire le déplacement. Tout comme Reggie Washington, remplacé à la basse par Darryl Hall. Côté chant, Nicole Rochelle prend la place de Cécile McLorin Salvant aux côtés de Marion Rampal. Sinon, à part Stéphane Belmondo, Raphaël Imbert, Simon Sieger et le quatuor à cordes, l’orchestre est au complet avec Pierre Durand à la guitare, Izidor Leitinger, Christophe Leloil et Olivier Miconi à la trompette ou au cornet, Sébastien Llado, Romain Morello et Michaël Ballue au trombone, Olivier Chaussade au saxophone alto, François Théberge et Virgile Lefebvre au saxophone ténor (ou à la flûte). C’est le saxophoniste baryton Jean-Philippe Scali qui assure la direction de l’orchestre.

Le concert – près de deux heures – reprend la plupart des titres de I Hear The Sound. Cal Massey est à l’honneur avec « Quiet Dawn » et « Goodbye Sweet Pop's », dédié à Louis Armstrong. Duke Ellington n’est pas oublié : l’Attica Blues Big Band joue « Come Sunday » de la suite Black, Brown and Beige. Les sept autres morceaux sont signés Shepp et tournent pour la plupart autour de la défense des droits civiques : « Blues For Brother G. Jackson » fait référence au militant George Jackson, auteur de Blood in My Eye et Soledad  Brother, assassiné en prison le 21 août 1971 ; « Steam » est un hommage à un cousin de Shepp, abattu à quinze ans, lors d’une manifestation pour les droits civiques ; « The Cry of My People » de l’album éponyme de 1972, au titre explicite ; « Ujamaa » en référence à a théorie socialiste élaborée par Julius Nyerere ; « Attica Blues », évidemment ; et « Mama Too Tight », titre d’un disque à la mémoire d’artistes afro-américains décédés prématurément dans les années soixante à l’instar du peintre Bob Thompson ou du saxophoniste Ernie Henry. S’ajoute à ces thèmes, « Déjà-vu », une composition du début des années deux mille qui donne son titre à un disque sorti en 2003. Pour écouter « Arms », « Ballad For A Child » et « The Stars Are In Your Eyes », il faudra se procurer I Hear The Sound

Le concert commence par un texte en anglais sur les événements d’Attica récité par Shepp. « Quiet Dawn » démarre dans une ambiance mystérieuse, mais, rapidement, l’orchestre se met en branle : les soufflants grondent, la section rythmique vrombit, les rifs balancent, les solistes s’intercalent au milieu des chorus de Shepp, Rampal et Rochelle alternent chœur et solo… Le blues est omniprésent : Shepp fait hurler son ténor dans « Blues for Brother G. Jackson »,  imbrique des éléments Rhythm’n Blues dans « Mama Too High », introduit des traits funky renforcé par le slap de Hall dans « Attica Blues » et sa voix cassée prend « naturellement » des accents bluesy (« Come Sunday »). Le bop n’est pas loin non plus, notamment « The Cry Of My People », ou le solo de Mc Clung dans «  Steam ».  Le big band est dynamique (« Ujamaa ») et swingue gaiement (« Goodbye Sweet Pop's »), porté par une section rythmique qui pulse, avec la batterie foisonnante de Don Moye et la walking entrainante de Hall.


Loin des périples cérébraux du free, mais toujours lumineux, Shepp revient aux sources : son Attica Blues Big Band fait danser les notes et les spectateurs !


Samedi 7 février
Théâtre Claude Lévi-Strauss – Paris

Cela fait déjà quelques années que le musée du quai Branly propose des concerts dans le cadre de Sons d’hiver : Wadada Leo Smith et Rabih Abou Khalil ont déjà eu l’occasion de s’y produire. Cette année, c’est au tour du Louis Sclavis Silk Quartet d’investir le beau théâtre Claude Lévi-Strauss. Les trois cent quatre-vingts dix places sont prises d’assaut par un public hétéroclite dans lequel se trouvent aussi bien les fidèles de Sons d’hiver, des spectateurs venus en voisins, des touriste et des familles en visite au musée (le billet d’entrée permet d’assister au concert)…


Louis Sclavis Silk Quartet

En 2011, Sclavis monte l’Atlas Trio avec le claviériste Benjamin Moussay et le guitariste Gilles Coronado ; l’année suivante le trio enregistre Source, qu’il présente au Sunside en juin. En 2013, Sclavis invite le percussionniste Keyvan Chemirani pour jouer le répertoire du disque à Sons d’hiver. L’Atlas devient Soie : un quatuor est né ! Il sort Silk And Salt Melodies chez ECM en 2014…

Sclavis et ses acolytes jouent les neuf morceaux de Silk And Salt Melodies dans le désordre. Comme dans Source, les titres évoquent souvent une pérégrination : « L’homme sud », « Cortège », « Le parfum de l’exil », « L’autre rive »… Entre les clarinettes, la guitare électrique, le piano, les claviers et les percussions iraniennes, les textures sonores sont insolites et le quartet possède une personnalité unique, renforcée par l’écriture de Sclavis : des développements mélodieux ondoyants sur un entrelacs d’unissons et de contrechants. Avec sa sonorité ample et son style raffiné, le clarinettiste passe d’une ligne harmonieuse (‘L’homme sud ») à des motifs rythmiques (« Dance For Horses ») via des tourneries free (« Sel et soie »). Tranchante et métallique, la guitare de Coronado apporte une touche rock et, depuis le Trio Atlas, son rôle s’est étoffé : chorus dans la lignée d’un guitar hero (« Sel et soie »), traversés de traits free (« Cortège ») ou bluesy (« Prato Plage »), mais aussi des passages aériens, presque minimalistes («  Le parfum de l’exil »). Aux claviers électriques, Moussay joint ses riffs aux percussions (« Cortège », « Dust And Dogs ») ou accentue les climats (phrase cristalline dans « Le parfum de l’exil »), tandis qu’au piano il alterne mouvements romantiques (« L’autre rive ») et discours contemporain (« Des feux lointains » en duo avec la clarinette, les clusters et le jeu dans les cordes dans « Cortège »). Chemirani est un virtuose des rythmes complexes (« Dust And Dogs »). Les rythmes entrecroisés du tombak (tambour en gobelet) ou du daf (tambour sur cadre) enveloppent les notes du quatuor (« L’homme sud »), et leur timbre, plutôt doux et velouté, apporte une chaleur toute orientale à la musique du Silk Quartet (« Le parfum de l’exil »).


Le Silk Quartet navigue entre électrique et acoustique, musique savante et musique populaire. La musique de Sclavis est un melting pot dans lequel se mijotent des épices free, contemporain, rock, world, blues… et qui lui donne un caractère bien trempé.


Vendredi 13 février
Maison des Arts – Créteil

Avec ses mille places, la Maison des Arts de Créteil, MAC de son petit nom, est la plus grande salle de Sons d’hiver… Il n’en fallait pas moins pour accueillir deux groupes phares du programme 2015 : le quintet d’Ambrose Akinmusire et Massacre.


Ambrose Akinmusire Quintet

Peu après Prelude: To Cora, paru en 2008 chez Fresh Sound New Talent, Akinmusire (ah-kin-moo-si-ree) change son groupe, à l’exception du saxophoniste ténor Walter Smith III, monte un quintet et publie When The Heart Emerges Glistning (2011) et The Imagined Savior Is Far Easier To Paint (2014), chez Blue Notre. En dehors du pianiste Gerald Clayton, remplacé par Sam Harris, la formation est stable : le contrebassiste Harish Raghavan et le batteur Justin Brown complètent le trio Akinmusire, Smith et Harris.

Le brassage des genres est inhérent à la démarche musicale d’Akinmusire et, pour élargir la palette sonore du quintet, le trompettiste invite des percussionnistes, chanteurs, guitaristes, flûtistes, orchestre de chambre…. Pour le concert de Sons d’hiver, le guitariste Charles Altura et le vocaliste TheoBleckmann (qui s’est également produit en solo les 11 et 12 février) sont de la partie.


Le quintet pourrait s’inscrire dans la lignée hard-bop, dont il reprend quelques caractéristiques, comme les thèmes énoncés à l’unisson et la structure de la plupart des sept morceaux basée sur thème – solos – thème, mais voilà, Akinmusire a une idée bien à lui de sa musique. D’abord, la section rythmique : véloce et dense, elle vrombit et tapisse le fonds d’un grondement continu, sans s’interrompre pour un chorus. Raghavan joue plutôt des riffs sourds que des phrases légères, tandis que le drumming de Brown repose sur un foisonnement rapide. Harris fusionne ses accords avec les motifs de la contrebasse et les roulements de la batterie ou, vif et tendu, il prend des solos qui s’apparentent à du bop. Quand il ne double pas la trompette, Smith se lance dans des longues phrases rapides, sinueuses et d’une agilité redoutable. D’une présence discrète quand il accompagne, Altura se montre alerte et sec dans ses envolées qui rappellent un peu le jeu de Kurt Rosenwinckel. Bleckmann alterne vocalises virtuoses – utilisant toutes sortes d’ustensiles pour mettre des effets –, chant aérien et mélopée majestueuse, dans un esprit qui fait parfois penser à David Linx. Quant à Akinmusire, sa sonorité parfaitement maitrisée, son placement d’une précision impeccable, ses propos d’une clarté impressionnante, ses idées originales et son sens de la coordination du groupe confirment qu’il fait partie de ces musiciens qui sont décidés à laisser une empreinte dans l’histoire du jazz, à l’image de Steve Coleman, Roy Hargrove, Jason Moran

Akinmusire et son quintet proposent un jazz moderne, dont la personnalité est ancrée dans la tradition, tout en restant ouvert aux musiques d’aujourd’hui...



Massacre

La distribution gratuite de boules Quies entre les deux concerts et le titre du super-power trio en disent long sur ce qui attend les spectateurs. Massacre s’est déjà produit à Sons d’hiver, lors de l’édition 2003. Le concert a été enregistré et publié en 2007, avec un enregistrement au Roskilde Festival au Danemark, dans l’album Lonely Heart, chez Tzadik Records.


En 1980, Fred Frith, Bill Laswell et Fred Maher créent Massacre, tournent abondamment et enregistrent Killing Time l’année suivante, publié chez Celluloid, le label de Laswell. Il faut attendre 1998 pour que Frith et Laswell remontent un trio, avec Charles Hayward à la batterie. Quatre disques suivent, tous sorti chez Tzadik : Funny Valentine (1998), Meltdown (2001), Lonely Heart et Love Me Tender (2013).

Trois tableaux joués sans interruption en à peine plus d’une heure, sans bis accordé : le concert est concis et tassé. La basse joue très fort et très grave, la batterie joue très fort et très grave et la guitare joue très fort… et très aigu. Frith déploie une panoplie d’effets saisissants : archet, boîte, plaque, chiffon, torsion, désaccords, coups… viennent bousculer la technique classique. Le guitariste aux pieds nus utilise aussi abondamment ses pédales. Une ébauche de mélodie est brisée par des fulgurances suraigües, des envolées free débridées côtoient des lignes stridentes, des couinements foudroyants succèdent à des crépitements brutaux… Frith évolue en plein territoire rock alternatif. Il est soutenu par une section rythmique assourdissante. La basse de Laswell s’enfonce dans les profondeurs des graves, à faire vibrer le plancher. Ses motifs et autres riffs, plutôt courts, sont lourdement entraînants. Hayward n’y va pas de main morte non plus et martèle sa batterie comme un ferronnier. Ce cogneur binaire patenté a tout du batteur de rock, sauf dans un passage incongru  où il joue une sorte de berceuse au mélodica.


Massacre tient avant tout du rock instrumental et expérimental et emprunte au free l’improvisation totale. Frith, Laswell et Hayward mettent la puissance au centre de leur musique et de ce malstrom émerge une sculpture sonore pour le moins fantasque.


Ainsi s’achève (en fait, deux soirées sont à suivre, dont le bal de clôture à la Java…) cette superbe édition de Sons d’hiver… Tant qu’une société restera capable de proposer une telle liberté musicale, les oiseaux continueront de piailler et l’humanité vivra !