25 mars 2017

L’Européen et la Vie devant soi…

Depuis Légendes, sorti en 1992, Renaud García-Fons promène sa contrebasse sur des chemins de traverse, loin des modes, vers une musique du monde méditerranéen, personnalisée au grès des rencontres…  

Quand on connait le goût de García-Fons pour le flamenco, la musique orientale et, plus généralement, les musiques du monde, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’accordéon fasse partie du paysage sonore du contrebassiste : dès 1995, pour Alborea, García-Fons fait appel à Jean-Louis Matinier, qui participe également à Oriental Bass (1997) et Navigatore (2001), et enregistre même en duo Fuera (1999). Après une escapade sur les terres flamencas sans piano à bretelles –  Entremundo (2004) et Arcoluz (2006) – García-Fons demande à David Venitucci de l’accompagner pour Linea del sur (2009) et Méditerrannées (2010). Quelques solos – The Marcevol Concert (2012), Beyond The Double Bass (2013) – et duos – Silk Moon (2014) et Paseo a dos (2015) – plus tard, García-Fons rappelle Venitucci pour un projet en trio avec le percussionniste Stephan Caracci (Ping Machine, In & Out, Big Four, Raphaël Imbert…) : La Vie devant soi, dont le premier disque éponyme sort le 3 février sur le label e-motive records.


Le concert qui accompagne la sortie du disque a lieu à L’Européen. Créé en 1871, l’Européen (à deux blocs du quartier Europe) reste l’un des hauts lieux de l’opérette et du café-concert jusque dans les années soixante. Après avoir été reconstruit comme un amphithéâtre circulaire, l’Européen devient une salle de théâtre. En 1987, Philippe Hourdé sauve le théâtre de la démolition et reprogramme de la musique et des spectacles vivants. La salle arrondie de trois cent cinquante places est intimiste, pas très haute sous plafond et assourdit un peu le son.

Les morceaux du concert sont extraits du disque, à l’exception de « Je me suis fait tout petit » de Georges Brassens et « Dailuaine » (titre incertain saisi au vol), une danse d’inspiration écossaise signée García-Fons. L’album tire évidemment son titre du roman éponyme d’Emile Ajar / Romain Gary, publié en 1975, et se présente comme une flânerie  dans Paris. La Vie devant soi est dédié au père du contrebassiste, l’artiste peintre Pierre García-Fons, décédé en juillet 2016.


Avec sa contrebasse Jean Auray, agrémentée d’une cinquième corde qui permet de sonner comme un violoncelle, d’une pique allongée et coudée pour éviter de se casser le dos, jouer plus prêt du chevalet et attaquer les cordes verticalement plutôt que latéralement, plus ses archets et ses pédales d’effets, García-Fons commence par un prélude virtuose et mélodieux dans une veine baroque, aux accents espagnols. La ballade nostalgique « Revoir Paris » prend des allures de valse puis débouche sur le frénétique et bien nommé « Je prendrai le métro » : le pizzicato énergique de la contrebasse répond aux accords heurtés et dynamiques de l’accordéon et aux roulements serrés des balais – pendant le concert, Caracci n’utilise d’ailleurs que les balais. García-Fons et Venitucci exposent à l’unisson « Montmartre en courant », puis chacun décline le thème, dans un esprit lyrique aux consonances indiennes pour la contrebasse, mélodieux et entraînant pour l’accordéon. Quant à Caracci, il reste fougueux et prend un chorus nerveux avant de passer derrière le vibraphone pour un hommage à Robert Doisneau : «  Après la pluie » est inspiré par la photo de Maurice Baquet en train d’abriter son violoncelle sous son parapluie. Les notes cristallines du vibraphone accompagnent les contrechants mélancoliques, voire dramatiques, de la contrebasse et de l’accordéon. « Les rues vagabondes » font référence à Ralph Waldo Emerson et une phrase citée par García-Fons : « La vie n’est pas une destination, elle est le voyage ! ». Après cette danse aux inflexions folkloriques, le trio joue « Si ça te dit », une sorte de valse, d’abord développée en souplesse par le vibraphone, puis emmenée sur la piste de danse par l’accordéon et la contrebasse. « Les écoliers » sont enjoués, tandis que « Monsieur Taxi » est tendu, avec un ostinato sourd de Venitucci et de nombreux changements de rythmes. La ballade « Le long de la Seine » est d’autant plus triste que le jeu legato de García-Fons est amplifié par la réverbération. Le morceau-titre passe d’une ambiance moyen-orientale, avec un passage impressionnant en cordes frappées, à un blues, soutenu efficacement par la batterie et les lignes d’accords de l’accordéon.


García-Fons annonce le bis : « c’est une chanson dont nous avons simplement modifié le rythme, l’harmonie et pas mal la mélodie aussi… Mais vous allez certainement la reconnaître… Les initiales de son auteur son GB ». Le trio batifole sur « Je me suis fait tout petit » avec d’amusantes questions-réponses entre l’accordéon, le vibraphone et la contrebasse. Pour le deuxième rappel García-Fons revient seul sur Seine : « Va-z-y, fais ton solo » dit-il, amusé, avant de se lancer dans une ronde folklorique écossaise ou irlandaise, morceau de bravoure en solo. Insatiable, le public en redemande et le trio de conclure sur une reprise de « Le long de la Seine ».


Avec ses mélodies touchantes, ses développements originaux, teintés de couleurs du monde, sa sonorité incomparable – les balais, le vibraphone et l’accordéon n’y sont pas pour rien – et ses rythmes entraînants, la musique de La Vie devant soi est sincèrement séduisante et a de quoi plaire à tous.