12 mars 2023

Wayne Shorter est passé au-delà du mur du son…

Né le 25 août 1933 à Newark, Wayne Shorter se passionne d’abord pour les beaux-arts et sort diplômé de la Newark Arts High School. Entre la chorale de l’église baptiste et la radio, la musique est omniprésente chez les Shorter. Tandis qu’Alan, son frère aîné, apprend le saxophone alto, puis la trompette, lui se met à la clarinette. Les deux frères montent un groupe de danse et se font appeler Mr. Weird et Doc. Strange... Shorter poursuit ses études musicales à la New York University. A son retour de l’armée, en 1959, après avoir joué brièvement avec Horace Silver et Maynard Ferguson, Shorter rejoint les Jazz Messengers d’Art Blakey, dont il devient le directeur musical.

The Freedom Rider
Art Blakey & The Jazz Messengers

Quand
The Freedom Rider sort en 1961, Shorter fait déjà partie des Jazz Messengers depuis deux ans. Aux côtés de Blakey et Shorter, la crème du hard-bop : Lee Morgan à la trompette, Bobby Timmons au piano et Jymie Merrit à la contrebasse. Le disque porte le nom du morceau éponyme signé Blakey, qui rend hommage aux étudiants afro-américains et blancs qui luttaient contre la ségrégation dans les transports… Shorter propose « Tell It Like It Is », un thème-riff classique du hard-bop, et « El Toro », marqué par la musique latine. Les deux compositions laissent déjà entrevoir la personnalité harmonique et mélodique sophistiquée de Shorter. Dans cet environnement brut teinté de funk, poussé par un Blakey tonitruant, un Morgan au sommet de sa forme créatrice, un Merritt et un Timmons en parfaits gardiens de l’esthétique hard-bop, Shorter joue avec une assurance impressionnante. Ses solos posent les premières pierres de ce que sera le « néo hard-bop » : des développements mélodiques parsemés de traits dissonants, parfois légèrement teintés de blues, des structures souvent complexes et des envolées aux tournures free, qui évoquent ça-et-là John Coltrane.

Shorter commence à enregistrer sous son nom dans une veine hard-bop pour le label Vee-Jay, avec des formations à géométrie variable : Introducing Wayne Shorter (1959), Second Genesis (1960) et Wayning Moments (1962). Mais c’est surtout quand il entre dans l’écurie Blue Note qu’il prend son envol avec trois premiers disques remarquables, tous enregistrés en 1964 : Nigth Dreamer avec Morgan, McCoy Tyner, Reggie Workman et Elvin Jones, Juju avec les mêmes, mais sans trompettiste, et Speak No Evil avec Freddy Hubbard, Herbie Hancock, Ron Carter et Jones. Les huit opus supplémentaires qui voient le jour chez Blue Note reflètent l’évolution de Shorter, du hard-bop, progressivement coloré de free, jusqu’au jazz fusion : The Soothsayer (1965), Etcetera (1965), The All Seeing Eye (1965), Adam’s Apple (1966), Schizophrenia (1967), Super Nova (1969), Moto Grosso Feio (1970) et Odyssey of Iska (1970).

C’est également à partir de 1964 que Shorter fait partie du deuxième « quintet historique » de Miles Davis, aux côtés d’Hancock – ami de toujours, qui lui fera découvrir le bouddhisme –, Carter et Tony Williams. Shorter compose une grande partie du répertoire du quintet, à l’instar d’« E.S.P. », « Iris », « Footprints », « Dolores », « Sanctuary », « Orbits » et encore beaucoup d’autres, notamment ceux de Nefertiti...

Nefertiti
Miles Davis

Comme le souligne John Ephland dans les notes de la pochette, Nefertiti, sorti en 1968, est le dernier album tout acoustique de Davis, mais également le dernier à s’inscrire dans une lignée purement jazz. Six morceaux figurent au programme, dont « Nefertiti », « Fall » et « Pinocchio » de Shorter.

Mélodies exposées à l’unisson, succession de chorus, retour au thème, walking et chabada… Nefertiti suit l’esthétique bop. Mais avec Davis et Shorter, il fallait bien s’attendre à des surprises ! A commencer par la thématique, moderne et précurseur du néo-bop. Les deux soufflants jonglent également avec les dissonances, jouent des contrepoints tarabiscotés, passent de chœurs subtils à des interactions intenses. La section rythmique est brillante : jeu en accords ou en phrases sobres et tendues d’Hancock, lignes de basse en walking ou en contre-chants de Carter, et musicalité parfaite de Williams, qui alterne chabada, accompagnements mélodieux et frappes débridées. Si le jeu de Shorter est encore marqué par le hard-bop et Sonny Rollins, il y a déjà ce recul mélodique, ce sens des développements aériens et ce jeu toujours à la limite entre in et out qui sont sa marque de fabrique.

En 1970, après avoir participé aux deux albums de Davis, In a Silent Way et Bitches Brew, qui ont ouvert la voie du jazz rock et fusion, Shorter crée Weather Report en compagnie du claviériste Joe Zawinul et du bassiste Miroslav Vitouš. La musique de Weather Report s’inscrit en plein dans une veine jazz fusion et intègre des éléments de World Music. Le groupe connaît un succès immédiat et se produit pendant une quinzaine d’années.

Live and Unreleased
Weather Report

Ces deux disques regroupent des morceaux tirés de concerts enregistrés entre 1975 et 1983. Plusieurs formations partagent l’affiche aux côtés de Shorter et Zawinul : un groupe avec Alphonso Johnson à la basse, Chester Johnson à la batterie et Alex Acuña aux percussions, un quintet avec Victor Bailey à la basse, Omar Hakim à la batterie et Jose Rossy aux percussions, et les fameux combos avec Jaco Pastorius à la basse, Peter Erskine à la batterie et Robert Thomas aux percussions, ou Acuña à la batterie et Badrena aux percussions. Toujours prolixe, Shorter propose des compositions telles que la sirène aérienne « Freezing Fire », la marche folklorique « Plaza Real », l’énergique et soulful « Elegant People », le néo-bop « Cigano » et la ritournelle dansante «  Port of Entry ». 

Les dix-huit morceaux sélectionnés baignent dans une atmosphère fusion caractéristique : des mélodies plutôt courtes aux consonances world, souvent exposées sous forme de riffs ; une rythmique musclée et vrombissante, avec une batterie robuste qui en met partout, des lignes de basse grondantes et des percussions foisonnantes ; des développements tendus et rapides, basés sur un soliste voltigeur, encouragés par les chœurs vigoureux des claviers et du saxophone ; une pâte sonore particulièrement touffue, voire oppressante, avec des sonorités de claviers tour à tour cristallines, éthérées, aqueuses, étouffées ou pop, et pimentées d’effets de réverbérations, échos, grésillements, couinements, vibrations... Au ténor ou au soprano, Shorter se partage entre les rôles de shouter très funky et de soliste fulgurant, avec de nombreux passages free dans ses discours, fréquemment construits autour de traits discontinus et véloces, d’envolées arpégées ébouriffantes ou de sauts d’intervalle virtuoses.

En parallèle à ses activités avec Weather Report, dès 1977, Shorter participe à V.S.O.P., quintet monté par son ami Hancock, avec Hubbard, Carter et Williams. Il enregistre également sous son nom quatre disques très inégaux pour Columbia : Native Dancer (1974), Atlantis (1985), Phantom Navigator (1986) et Joy Ryder (1988). Shorter accompagne ensuite des musiciens aussi variés que Joni Mitchell, Pino Daniele, John Scofield, Carlos Santana, Salif Keita, Michel Petrucciani, Steely Dan, Don Henley, The Rolling Stones, Milton Nascimento...

Après six ans de silence discographique, Shorter est de retour, chez Verve, avec High Life (1995), produit par Marcus Miller, puis 1+1 (1997) en duo avec Hancock. En 2000, Shorter forme un quartet de référence, avec Danilo Pérez au piano, John Patitucci à la contrebasse et Brian Blade à la batterie. Ce groupe phare du jazz contemporain tourne partout dans le monde, mais ne sort que cinq disques en vingt ans : Footprint Live! (2002 – Verve), Alegría (2003 – Verve), Beyond The Sound Barrier (2005 – Verve), Without A Net (2013 – Blue Note) et Emanon (2018 – Blue Note).


Beyond The Sound Barrier
Wayne Shorter Quartet

Publié en 2005, Beyond The Sound Barrier est le troisième disque du Wayne Shorter Quartet. Le répertoire a été enregistré lors de concerts en Amérique du Nord, Europe et Asie, entre 2002 et 2004. Au programme, cinq morceaux signés Shorter, « Tinker Bell », une composition collective du quartet, « Smilin’ Through », la célèbre ballade d’Arthur Penn, et « On Wings of Song », la deuxième des six chansons pour voix et piano opus 34 de Felix Mendelssohn.

« Smilin’ Through » repose sur des dialogues permanents : les voix se croisent, plus chantantes les unes que les autres, avant de déboucher sur un paroxysme sonore. Dans « As Far As The Eye Can See », le piano et le saxophone ténor jouent au chat et à la souris sur une batterie déchaînée et une contrebasse imposante. Peréz y est lyrique à souhait, Shorter dense et minimaliste, Patitucci robuste et Blade violent. Le saxophone ténor déroule avec délicatesse « On Wings of Songs » dans un décor élégant : un ostinato et des phrases subtiles du piano, un motif chantant de la basse et une batterie vive et légère. Le phrasé staccato de Peréz, l’archet de Patitucci et les frappes percussives de Blade dessinent les lignes de « Tinker Bell », que Kurt Weil n’aurait pas renié. Un duo contemporain entre Shorter et Peréz ouvre « Joy Ryder », qui rebondit brusquement, lancé par les frappes brutales de la batterie et la walking profonde de la contrebasse. S’ensuit une discussion passionnante du quatuor qui monte progressivement en tension jusqu’à l’explosion finale. « Adventure Aboard The Golden Mean » se développe comme un feu d’artifice, sur les envolées virevoltantes du soprano, soutenues par les phrases colorées du piano, les motifs souples de la contrebasse et le jeu luxuriant de la batterie. Chaque musicien met son grain de sel ! L’agencement sophistiqué des clusters et arabesques de Peréz, des double-cordes et slap de Patitucci, des frappes frémissantes de Blade et des développements faussement fragiles de Shorter fait de « Beyond The Sound Barrier » un bijou de musique chambriste. Avec ce quartet, Shorter a redéfini les bases du jazz de chambre : une musicalité hors du commun, un équilibre des voix exceptionnel et une intensité rythmique inouïe.

La vie n’a pas toujours été tendre avec Shorter : en 1966 son père meurt dans un accident de la route, en 1983 sa fille Iska décède à quatorze ans, victime d’une maladie causée par un vaccin, et, en 1996, son épouse Ana Maria et sa nièce Dalila périssent dans le crash du vol TWA 800. Pour couronner le tout, depuis 2019, malade et réduit à se déplacer en chaise roulante, Shorter n’avait plus les moyens de se soigner et c’est la communauté musicale qui lui vint en aide. Mais le 2 mars 2023, à l’hôpital de Los Angeles, Shorter, musicien majeur s’il en est, est parti... beyond the sound barrier 

Hommage à Wayne Shorter © PLM

Merci, Monsieur Shorter, de nous avoir comblé de sons et merveilles…