30 mars 2024

Soirée Daniel Humair au Triton

Le 16 mars 2024, Le Triton célèbre Daniel Humair, peintre et musicien, avec un vernissage à dix-huit heures trente et un concert à vingt heures trente. Le temps de profiter d’un délicieux dîner proposé par le chef Alain Chenard…

Côté peinture, une quinzaine de tableaux est disséminée sur les murs du restaurant. De format moyen, rectangulaires ou carrés, la plupart des tableaux sont peints sur papier marouflé collé sur toile. Le style d’Humair est reconnaissable entre tous. Des fonds souvent monochromes, mais jamais en aplat, plutôt rugueux, piqués, striés, tâchés… dans des couleurs plutôt vives, avec des bleus, des verts, des oranges… Et sur ces arrière-plans, des formes irrégulières se superposent, se jouxtent ou se croisent. Elles aussi sont colorées, avec ce même aspect brut que le fond. Leurs contours, clairement tracés, comme pour des vitraux, les mettent encore davantage en relief. Ces œuvres dégagent une impression de puissance, tant la matière est omniprésente.

Côté musique, le trio est dans la lignée de Modern Art (2017) et de Drum Thing (2020), avec Vincent Lê Quang aux saxophones ténor et soprano, et Christophe Hache à la contrebasse, qui remplace au pied levé Stéphane Kerecki. Sur Drum Thing le trio avait invité le trompettiste Yoann Loustalot. Pour le concert, c’est le tromboniste Samuel Blaser, compatriote d’Humair et membre de l’Heleveticus Trio (avec Heiri Känzig) qui se joint aux trois musiciens.

La soirée commence sur les chapeaux de roue avec « Jim Dine », une composition d’Humair dédiée à l’artiste américain et repris de Modern Art. Le déroulé du morceau reflète tout à fait l’esprit de la musique du plus Français des batteurs Suisse. Sur une batterie mate, sèche, furibonde, et une contrebasse carrée, saxophone et trombone mêlent leurs voix, entre lignes en pointillés, phrases étirées, questions-réponses sportives et contre-chants mordants. La rythmique, elle, alterne dialogues avec les soufflants et walking – chabada. Le tout, dans une ambiance dynamique à souhait !

« Genevamalgame » est un autre morceau d’Humair, d’abord joué en 2004 au festival Jazz à la Vilette, avec George Garzone et Tony Malaby aux saxophones ténors, Manu Codjia à la guitare et Anthony Cox à la contrebasse. Le morceau figure également au programme d’Our Way, de l’Helveticus Trio, dont la sortie est prévue en mai 2024. Après un démarrage majestueux – cymbales solennelles, pédale de basse, et bourdon ou riff du ténor et du trombone – la rythmique, qui ne tient pas longtemps en place, part au galop dans une walking et un chabada effrénés. Blaser et Lê Quang brodent au-dessus de cette atmosphère luxuriante, tantôt calmement, tantôt nerveusement, en solo ou à deux, mais toujours avec une tension sous-jacente. Le quartet termine sur un « quadrilogue » aux accents Africains, avant de conclure en mode fanfare néo-orléanaise free… 

Samuel Blaser - Christophe Hache - Vincent Lê Quang - Daniel Humair (c) PLM

Humair dédie le concert à Sylvain Luc, décédé beaucoup trop tôt, le 13 mars
2024. Le quartet interprète « Deborah etc. », librement inspiré du thème qu’Ennio Morricone a écrit pour Il était une fois l’Amérique. L’air, légèrement accroche-cœur, est exposé en contrepoints par le trombone et le ténor, lentement, comme une ode, sur une batterie cérémonieuse et une contrebasse grave. Le développement se base sur un dialogue tout en douceur entre Blaser et Lê Quang, porté par une rythmique légère et entraînante.

« More Tuna » de Joachim Kühn rappelle de bons vieux souvenirs, et le splendide disque Triple Entente, enregistré en 1998 avec le regretté Jean-François Jenny-Clark. Le chorus d’ouverture d’Humair sur les tambours est solaire ! Après une introduction en forme de contre-chants, le saxophone et le trombone exposent à l’unisson un thème-riff gaillard, dans une veine quasiment hard-bop. Soutenus par le foisonnement puissant d’Humair et la walking solide d’Hache, Blaser et Lê Quang prennent la poudre d’escampette pour rejoindre des contrées free, laissant juste la place pour une intervention mélodieuse de la contrebasse.

Daniel Humair - Le Triton - 16 mars 2024 (c) PLM

« Morceau tragique », comme le présente Humair, « Drama Drome » apparaît en 2003 sur Baby Boom, avec Matthieu Donarier, Christophe Monniot, Codjia et Sébastien Boisseau. Très cinégénique, propulsé par les balais et les motifs minimalistes de la contrebasse, qui prennent parfois des teintes bluesy, le saxophone et le trombone interagissent en toute intelligence, avec des constructions souvent proches de la musique contemporaine.


Autre réminiscence du passé, « Mutinerie » a été écrit en 1998 par Michel Portal (Dockings Markus Stockhausen, Steve Swallow, Bruno Chevillon, Bojan Z et Joey Baron) et repris par Humair, en 2001 dans Liberté Surveillée (Ellery Eskelin, Marc Ducret et Chevillon), en 2017 dans Seasoning (Lê Quang, Emil Spanyi et Kerecki) et en 2020 dans Drum Thing. Entre la rythmique abrupte, véloce et musclée, l’unisson sur le thème-riff aux accents folk, les accélérations brutales, les variations de volume et les envolées free du trombone et du saxophone soprano, « Mutinerie » est un morceau particulièrement dense !

Vincent Lê Quang - Le Triton - 16 mars 2024 (c) PLM

En guise d’introduction de « High Society », marche écrite par Porter Steele en 1901, Humair, qui est d’humeur loquace, raconte sa découverte du jazz : « quand j’étais petit… A Genève… Ma Maman… Elle écoutait les Compagnons de la chanson avec Edith Piaf, « Les trois cloches » ... Une cloche sooonnneu, sooonnnneu… bon et cetera. Ensuite on s’est farci un disque épouvantable qui s’appelle « Y dit le cochon » dont je vous passerai les paroles un jour, et le troisième morceau, c’est un morceau de Charles Aznavour, et ça s’appelle « Le feutre taupé ». Donc ce n’est pas vraiment une éducation de jazz. Par contre, à douze ans, un petit camarade est arrivé avec un disque de jazz. Vous vous rendez compte, un septante huit tours, comme on dit en Suisse, de jazz et c’était « Royal Garden Blues » par Mezz Mezzrow, Bill Coleman, je crois, le trombone je ne suis pas sûr, le batteur était Zutty Singleton (1), que vous ne connaissez pas, mais qui était un très grand batteur et qui a fait partie de l’histoire du jazz. Donc à partir de ce moment là j’ai eu le virus et l’un des morceaux les plus connus de cette époque c’était « High Society », avec un solo réputé de clarinette d’Alfonse Picou. et c’était magique, tout le monde essayait de jouer le chorus d’Alfonse Picou. Et mes petits camarades et moi-même avons décidé d’assassiner pour une dernière fois « High Society ». Alors voici, des années où vos parents n’étaient pas nés, voici « High Society » »… Le quartet débute en mode fanfare tonitruante dans le style New Orleans. Que ce soit sur une walking et des chabadas ultra-rapides ou les quatre temps marqués vigoureusement, le trombone et le soprano passent de traits virtuoses joués à l’unisson à des contre-chants agiles, des courtes phrases fuguées, des échanges bluesy, des stop-chorus dixieland… Un jazz authentiquement libre !

Samuel Blaser - Le Triton - 16 mars 2024 (c) PLM

Comme le souligne Humair : « Une particularité dans ce groupe, c’est qu’il n’y a pas de liste ». Et les quatre musiciens de s’amuser en choisissant le morceau qu’ils vont jouer… Le choix se porte finalement sur « Drum Thing 2 » , repris du disque éponyme. Sur une rythmique toujours athlétique et touffue, le ténor et le trombone déploient avec inspiration un thème entre hard-bop et free, coloré d’un zeste de blues. Avant l’épilogue free, le solo massif d’Humair met en relief le poids des peaux et le choc des cymbales !

Retour dans le passé avec « For Flying Out Proud », signé du trompettiste Suisse Franco Ambrosetti. Ce morceau « que nous avions enregistré au XXe siècle avec Woody Shaw, Jon Faddis... Qui il y avait d’autre ?... Kenny Wheeler. Ça s’appelait Trumpetmachine ». Ce super groupe, dirigé par le pianiste George Gruntz, comptait également dans ses rangs les trompettistes Palle Mikkelborg et Mike Zwerin, et le contrebassiste Isla Eckinger. Le disque éponyme est sorti en 1978. Humair ne manque pas également de rappeler au public : « n’oubliez pas d’avoir une pensée pour notre ami qui est parti voir le blues ailleurs »… La mise en route de « For Flying Out Proud » évoque à nouveau un hard-bop trapu, rapide, virtuose… La rythmique exubérante met sous pression le ténor, qui rivalise d’ingéniosité et de célérité, et le trombone, qui attise les flammes et répond astucieusement à la contrebasse. La progression collective du quartet fait la part belle aux ruptures rythmiques, fluctuations sonores et autres jeux sur les timbres.

Christophe Hache - Le Triton - 16 mars 2024 (c) PLM
 

Suit « un morceau que je joue pour la première fois… que nous avons composé dans le TGV… Première classe parce qu’on n’est pas des rigolos… Et mon camarade Vincent Lê Quang est le nouveau chanteur… C’est une ballade… qui va vous apaiser l’esprit pour rentrer chez vous et regarder la télévision, pour voir des jeunes chanteurs et chanteuses vous chanter des belles choses, où la mélodie c’est [et de taper comme un sourd sur sa batterie]… Un batteur qui jouait très très bien, qui s’appelait André Arpino, avait dit que dans la musique d’aujourd’hui la mélodie était jouée par la grosse caisse… Nous allons vous jouer une vraie mélodie, comme dans le temps… Le temps de la blanquette de veau à l’ancienne… Ça s’appelle ?... » Et Blaser de répondre : « Les grilladines » (pas sûr de la phonétique). Un unisson majestueux, sur une contrebasse économe et des cymbales frémissantes, débouche sur une conversation paisible entre le saxophone et le trombone, soutenue par une polyrythmie entraînante. La montée en tension se fait progressivement, avivée par les envolées free du ténor.

Vincent Lê Quang - Samuel Blaser - Daniel Humair - Christophe Hache (c) PLM

Le concert s’achève sur une coda menée tambour battant par Humair, pendant que Blaser, Lê Quang et Hache exposent en boucle à l’unisson le « Jackie-Ing » de Thelonious Monk (au programme d’Our Way).

Une exposition de peintures captivante et un concert intense… Que vouloir de plus ? En tous cas, il se passe toujours quelque chose d’inouï dans l’univers d’Humair.

 

(1) Il s’agit peut-être de l’une de ces deux versions de « Royal Garden blues ».

* Mezzrow-Ladnier Quintet – « Royal Garden Blues » / « If You See Me Comin' » (Swing - 1938) : Mezz Mezzrow (cl), Tommy Ladnier (tp), Teddy Bunn (g), Geo. Pops Foster (b) et Manzie Johnson (d).

* Bill Coleman And His Swing StarsJazz A Pleyel N°1 (Swing – 1952) : Bill Coleman (tp, voc), Dickie Wells (tb), Guy Lafitte (cl, ts), Randy Downes (p), Alvin Banks (b) et Zutty Singleton (d).