27 décembre 2014

Body and Soul

A deux pas de l’autoproclamée « plus belle avenue du monde », un lieu résiste au m’as-tu-vu environnant. Véritable centre culturel cinématographique, Le Balzac est un cinéma d’art et d’essai indépendant créé en 1935. Outre une programmation de films contemporains triés sur le volet, Jean-Jacques Schpoliansky propose également des manifestations originales, comme la Pochette Surprise du dimanche matin, L’Enfance de l’art pour le jeune public, les cinés-concerts… mais aussi des ballets, opéras, concerts et opérettes.

Le 8 décembre, dans sa grande salle ronde au style plus ou moins art déco, Le Balzac
projette Body and Soul du réalisateur afro-américain Oscar Micheaux, accompagné du Caratini Jazz Ensemble. Ce ciné-concert est l’occasion de lancer le disque éponyme, enregistré en 2013 au Paris Floral de Paris et sorti en octobre 2014. C’est Sébastian Danchin – spécialiste du blues et directeur artistique du Paris Jazz Festival, entre autres – qui a proposé à PatriceCaratini – cinéphile averti et chef d’orchestre émérite, entre autres – de composer une bande musicale pour Body and Soul.

Voilà près de dix-sept ans que Caratini a formé le Jazz Ensemble, après avoir animé le Onztet pendant près de vingt ans. L’orchestre a d’abord exploré la musique de Louis Armstrong (Darling Nellie Gray en 2001), puis les chansons de Cole Porter (Anything Goes, en 2002, avec Sara Lazarus),  avant de parcourir son propre répertoire (From The Ground en 2005) et bifurquer vers la chanson française (De l’amour et du réel en 2008, avec Hildegarde Wanzlawe) et les caraïbes (Latinidades en 2009 et,  avec le trio du pianiste Alain Jean-Marie, Chofé Biguine la en 2011). Avec ses dix-sept musiciens, la plupart compagnons au long court, Caratini s’attaque au ciné-concert. Aux dix-huit morceaux composés par Caratini, s’ajoute l’incontournable « Body and Soul ». Ce thème, le plus joué de tous les standards de jazz, a été mis en parole par Edward Heyman, Robert Sour et Frank Eyton pour la chanteuse et actrice anglaise Gertrude Lawrence et introduit la même année aux Etats-Unis par la sulfureuse Libby Holman dans sa revue Three’s A Crowd.

Pourtant, contrairement à la croyance, Body and Soul est un film avant d’être un standard.
En 1925, soit cinq ans avant le thème de Johnny Green, Micheaux sort un long métrage muet d’une heure quarante-deux minutes, avec les premiers rôles (il joue deux personnages) d’une future icône du cinéma américain, Paul Robeson. L’intrigue est simple et efficace : un prisonnier alcoolique et violent se déguise en prédicateur et trompe tout un village pour s’enrichir, boire, ruiner ses ouailles, déchirer les familles et violer une fille. Le réalisme cru et la brutalité de Body and Soul lui ont valu de nombreuses censures et coupes. Une vue plongée sur les pieds de Jenkins quand il entre et sort de la salle de bain lors du viol d’Isabelle, un panoramique sur les gratte-ciels d’Atlanta, des séquences qui s’entrecoupent comme des contrepoints… : le montage et les images de Micheaux sont impressionnants ! Quant à Robeson, ce colosse élégant, il joue avec une justesse rare et sa présence phénoménale – le sermon est une scène d’anthologie – porte Body and Soul de la première à la dernière image. Body and Soul rappelle un peu La nuit du chasseur de Charles Laughton (1955), avec Robert Mitchum, et tiré du roman de Davis Grubb (1953).

A partir de petits motifs courts, Caratini tisse des ambiances qui se fondent dans le film : un décor jungle que Duke Ellington n’aurait pas renié, un environnement swing qui aurait plu à Count Basie, en passant par des esquisses de blues, boléros, chachachas, ballades, funk, tangos… Les développements mélodiques élégants des solistes se détachent sur des chœurs feutrés et des poly-rythmes complexes. A ces parties de concertos pour trompette, saxophone, guitare… ou de duos concertants entre le tuba et la clarinette, le piano et le cornet… succèdent des concertos grosso, dans lesquels des croisements de voix, des effets expressifs, des dialogues exubérants… tournent rapidement à la fanfare free ! Les morceaux rebondissent d’une atmosphère à l’autre au grès des images. La musique est en telle symbiose avec Body And Soul que notes et plans finissent par ne faire plus qu’un… D’où l’intérêt du disque ! Son écoute confirme la richesse de l’écriture de Caratini et la vitalité de son Jazz Ensemble, qui réunit des musiciens de tous horizons et mêle avec bonheur modernité et tradition. Les vingt illustrations sonores s’étalent sur cinquante-trois minutes, soit autour de deux minutes trente par morceaux. Autant de tableaux denses et concis qui, s’ils peuvent laisser sur leur faim certains auditeurs qui auraient aimé des développements plus fournis dans le disque, ont néanmoins le mérite d’aller droit au but, sans baratin.


Un film remarquable et une bande-son formidable : Body and Soul se regarde et s’écoute sans modération… Plongez-y corps et âmes !

Le disque

Body & Soul
Caratini Jazz Ensemble
André Villéger et Matthieu Donarier (sax, cl), Rémi Sciuto (bs, as), Clément Caratini (cl), Claude Egea et Pierre Drevet (tp), François Bonhomme (cor), Denis Leloup (tb), François Thuillier et Bastien Stil (tu), David Chevallier (g, bj), Alain Jean-Marie (p), Patrice Caratini (b), Thomas Grimmonprez (d), Sebastian Quezada, Abraham Mansfarroll et Inor Sotolongo (perc).
Caramusic – PC130728
Sortie en octobre 2014

Liste des morceaux

01.  « Isabelle » (2:29).
02.  « The Deliverer » (2:07).
03.  « Social Club » (1:31).
04.  « On Sunday » (1:21).
05.  « It’s Late » (1:20).
06.  « A Joke » (1:49).
07.  « Holy Blues » (3:03).
08.  « Confusion » (2:21).
09.  « Wilful Girl » (2:02).
10.  « The Offering » (4:27).
11.  « Few Dollars » (3:08).
12.  « My Money! » (1:44).
13.  « Ballade » (2:10).
14.  « If It Ain’t Reverend! » (2:07).
15.  « Body And Soul », Green (2:03).
16.  « Atlanta » (4:19).
17.  « Storm » (1:41).
18.  « Dry Bones In The Valley » (6:32).
19.  « After The Night » (4:22).
20.  « Body And Soul » (2:36).

Tous les morceaux sont signés Caratini sauf indication contraire.