15 novembre 2023

John Coltrane, une quête absolue


Pourquoi John Coltrane ? Parce qu’avec Louis Armstrong, Duke Ellington, Charlie Parker et Miles Davis, il est le cinquième homme d’un quintet de référence dans l’histoire du jazz, et qu’il est l’un des pères fondateurs du Free Jazz, mais aussi l’un des précurseurs de la World Music.

Pour schématiser : Satchmo a inventé le jazz, Duke lui a donné ses lettres de noblesse, Bird en a fait une musique savante, Miles l'a popularisé et Trane l'a envoyé dans l'espace…

Quand on pense à Coltrane on pense souvent à un déluge de notes... Or il a toujours aimé les ballades populaires comme « Greensleaves », « Summertime », « Out of This World » et, bien sûr, « My Favorite Things »… sans oublier Ballads, superbe album enregistré par Trane et son quartet entre 1961 et 1962. Commencerons donc par écouter « Alabama ». Coltrane a composé cette ballade en 1963, en hommage aux quatre adolescentes tuées et aux vingt-deux blessés dans l'attentat perpétré par le Ku Klux Klan dans l'Eglise baptiste de la 16e rue à Birmingham. « Alabama » permet de mettre en relief certaines caractéristique de la musique de Coltrane : un son de saxophone mobile, tranchant dans les aigus et velouté dans les graves, mais toujours puissant et net, un sens mélodique profond et un art du développement inépuisable. Côté accompagnement, le saxophoniste s’appuie sur une alliance de modernité et de tradition. Modernité dans l'introduction, avec les accords en pédale de McCoy Tyner, le riff robuste de Jimmy Garrison et les roulements entêtants d’Elvin Jones. Tradition dans le développement avec le chabada de la batterie et la pulsation tendue héritée du hard-bop...



1926 - 1938
Les premiers pas d’un futur géant

John William Coltrane est né le 23 septembre 1926 à Hamlet en Caroline du Nord. Ses parents déménagent aussitôt à High Point où vit la famille de la mère de John, Alice Coltrane, née Blair, mais aussi sa tante Bettie et Mary, sa cousine, avec qui il a été élevé et qu'il considérait comme sa sœur. Le père de John est tailleur – repasseur et sa mère coud. La famille Coltrane fait partie de la classe moyenne et les deux parents sont musiciens amateurs : Alice joue du piano et chante tandis que John joue du violon et de l’ukulélé.

La religion est omniprésente chez les Coltrane car les deux grands-pères de John sont pasteurs. Ce qui explique pour une large part le mysticisme de Coltrane. La Caroline du nord a également marqué la musique du saxophoniste, qui s'est d'ailleurs souvent rapproché de personnes liées à cette région comme Juanita Grubbs (Naïma), sa première épouse, Thelonious Monk, Dizzy Gillespie, Jimmy Heath, Tyner... tous nés en Caroline. Pourtant Coltrane a toujours évité de parler de son enfance et de la Caroline. Il faut dire qu'il y a souffert du racisme et vécu des moments douloureux à la fin des années trente.


1938 - 1948
Les pieds sur terre, la tête dans les nuages

Les années 38 40 vont être terribles pour le jeune Coltrane : en 1938 il perd sa tante aînée et son grand-père; en 1939, son père décède, puis sa grand-mère ; en 1940, c'est au tour du père de Mary de disparaître…

C'est à ce moment que Coltrane se met à la musique, travaille de manière obsessionnelle le saxhorn alto puis la clarinette, et joue dans l'orchestre de l'école. Vers 1940, il passe au saxophone alto car depuis qu’il a entendu Lester Young, il veut jouer du saxophone. A l’alto, son modèle est Johnny Hodges, le saxophoniste de l’orchestre d’Ellington. Tout à sa passion pour la musique, Coltrane délaisse ses études alors que, jusque-là, il avait toujours été un bon élève.


La famille sombre dans la pauvreté et doit déménager. Alice s’installe à Philadelphie, où John la rejoint en 1943, une fois son bac en poche. D’abord parties à Newark, Mary et Bettie reviennent finalement habiter chez Alice et John. Pour vivre, Coltrane a trouvé un emploi dans une raffinerie de sucre, sans avoir abandonné la musique pour autant : il travaille sans relâche son saxophone, mais aussi sur le piano droit de sa mère. En 1944, il prend des cours à la Ornstein School of Music avec Mike Guerra, célèbre professeur de saxophone classique, qui aura également Stan Getz et Gerry Mulligan comme élèves. Chez Guerra, Trane rencontre entre autre le saxophoniste ténor Bill Barron, qui déclenche sa vocation pour le ténor.


Philadelphie, à l'époque, est une plaque tournante pour le jazz, avec de nombreux clubs et big bands, et un niveau technique presque aussi élevé qu’à New York. Coltrane y commence sa carrière professionnelle en 1945, d'abord en trio avec un pianiste et un guitariste, pour jouer des chansons populaires, puis dans divers groupes, avec son ami Benny Golson. Les deux hommes travaillent ce nouveau langage qu'est le be-bop : la découverte de Charlie Parker est un véritable choc !

En 1945, Coltrane est incorporé dans l'armée, même si la guerre est quasiment terminée ! Il fait son service militaire à Hawaï, où il intègre un orchestre de l'US Navy, les Melody Masters, dont la musique est dans une veine swing. A la fin de son séjour, Trane a l'occasion d'enregistrer son premier disque de be-bop au saxophone alto avec un sextet réuni par le batteur Joe Theimer.


De retour aux Etats-Unis en 1946, si son modèle s’appelle Parker, Coltrane n'en n'arrête pas moins l’alto pour passer au ténor. Il reprend des cours avec Guerra, mais aussi au Studio Granoff. Trane part en tournée avec l'orchetres de Rhythm'n Blues de Joe Webb. Il y rencontre le trompettiste Cal Massey, dont il sera proche jusqu'à sa mort. Coltrane joue également avec le King Kolax Big Band, puis en accompagnateur dans un tas d'orchestres, dont celui de Jimmy Heath, qui devient aussi son ami… et compagnon de drogue.


1948 - 1955
Dans les turbulences

C’est vers la fin des années 40 que Coltrane commence l’alcool, l’héroïne… et continue les bonbons, qu’il a adoré toute sa vie et qui lui ont coûté de nombreuses rages de dents !

En 1948, Coltrane travaille le ténor comme un fou. Il rejoint d'abord le big band d'Eddie « Cleanhead » Vinson, chanteur et saxophoniste alto, puis, en 1949, il arrive enfin à intégrer l'orchestre de Gillespie. Trane déchante vite car il doit jouer de l'alto et un be-bop commercial, pour que l'orchestre puisse survivre. En 1951, Gillespie et Coltrane enregistrent en petite formation, mais le trompettiste se sépare du saxophoniste, dont la conduite devient trop souvent erratique à cause de ses addictions.

De retour à Philadelphie, Coltrane est sideman pendant quatre ans dans divers orchestres, dont celui d'Earl Bostic, auprès de qui il va beaucoup apprendre, notamment la respiration circulaire et le jeu dans les aigus. Côté personnel, à l'époque, Coltrane vit, avec Elaine Gross, amie de Connie, la petite amie d’Heath, et la drogue est au centre de leur relation. En 1952, grâce aux aides allouées aux vétérans de la guerre, Coltrane achète une maison dans la 33e rue nord à Philadelphie. Mary, Alice, John et son ami Jack Kinzer s’installent dans cette maison, que Bettie, décédée en 1952, n’aura pas connu.

Entre 1953 et 1955 Coltrane travaille à son compte dans différentes formations, dont celle de Hodges. Mais à vingt-sept ans, Trane n'est connu que des musiciens et ses addictions l'empêchent de prendre son essor.


1955 – 1957
Un décollage mouvementé

1955 est une année charnière. Coltrane épouse Juanita Grubbs, dite Naïma de son nom musulman. Elle va l'aider à décrocher de la drogue et s’installe dans la maison de Philadelphie avec Saeeda, fille qu’elle a d’une liaison antérieure et dont Coltrane sera très proche.

C’est également en 1955 que Miles Davis, qui a entendu Trane dans l'orchestre d’Heath, l'engage dans son « premier quintet historique ». Sorti de l’héroïne, Miles est devenu une star et son quintet avec Coltrane, Red Garland, Paul Chambers et Philly Joe Jones va faire de lui une légende ! Le quintet va aussi permettre de révéler Coltrane au grand public et, surtout, de l’aider à trouver sa propre voix. Le quintet aligne les chefs-d'œuvre : Round about Midnight, Relaxin', Cookin', Workin', Steamin'


1957 est une deuxième année clé dans la carrière de Coltrane. Miles ne supporte plus l’inconstance de Coltrane, qui n’a pas encore décroché de la drogue. Après l’avoir averti, puis renvoyer une première fois, Miles le congédie définitivement en avril 1957.


1957 - 1960
Envol pour l’espace...

C'est la goutte qui fait déborder le vase : Coltrane arrête la drogue, puis l'alcool. Par ailleurs, il rencontre Monk. Une amitié et une grande complicité musicale naît entre les deux musiciens.
Ils travaillent ensemble, jouent au Five Spot et enregistrent pour Prestige. L'influence de Monk est capitale pour le développement de Coltrane, en particulier par ses conceptions harmoniques et rythmiques. Enfin, le 31 mai 1957, à trente et un ans, Coltrane signe avec Bob Weinstock pour le label Prestige et enregistre son premier disque en leader, intitulé simplement Coltrane.

En compagnie de Naïma et Saeeda, Coltrane s'installe dans un appartement à côté de Central Park West. S’il ne se drogue plus et qu’il a arrêté de boire, Trane n'arrivera jamais à arrêter de fumer, ni de trop manger… ni de travailler sa musique à tous les instants.

Bien que Coltrane soit chez Prestige, Michael Cuscuna et Orin Keepnews rappellent à Weinstock que Trane s'est engagé à sortir un disque chez Blue Note en contrepartie des albums enregistrés en sideman pour Chambers, Johnny Griffin, Ray Draper... Le 15 septembre 1957, Trane entre dans le studio de Rudy Van Gelder avec un sextet de son choix : Lee Morgan, trompettiste hard bop qui s’est illustré au sein des Jazz Messengers d’Art Blakey, Curtis Fuller, tromboniste virtuose dans la lignée de Jay Jay Johnson, et une section rythmique de rêve qui comprend Chambers à la basse, Kenny Drew au piano et Philly Joe Jones à la batterie. Que du beau monde ! Comme son nom l’indique, le morceau éponyme « Blue Train » évoque les trains, qui ont toujours fasciné Coltrane, comme bien d'autres musiciens de jazz (Ellington et Oscar Peterson, pour ne citer qu’eux). Sur le même album se trouve d’ailleurs « Locomotion », autre allusion au rail (Coltrane a également composé « Goldsboro Express », en souvenir de la ligne ferroviaire de Caroline du Nord). Dans Blue Train, il y a cinq morceaux dont un standard au titre ironique en regard de la musique de Trane : « I Am Old Fashioned » (je suis vieux jeu). Dans les quatre compositions de Coltrane, trois sont dans une veine hard bop : « Blue Train » et « Locomotion » sont des blues-rifs, et « Lazy Bird » est un morceau dans la lignée de ceux des boppers. Quant à « Moment’s Notice », il prépare la suite car c’est un jeu d’harmonies sur une note répétée. La musique de Blue Train est marquée par le passage de Coltrane dans les groupes de Vinson, Gillespie, Bostic… Le blues, la virtuosité (c’est aussi à cette époque qu’il a enregistré Tenor Madness avec Sonny Rollins) et la construction des morceaux sont hérités du bop : l’ombre de Parker, mort en 1955, plane encore sur cette musique. Blue Train est le premier succès de Coltrane.


A l’inverse d’un Parker qui n’accorde qu’une importance secondaire à ses instruments, Coltrane est obsédé par ses instruments. Sa mère lui a acheté son premier saxophone en 1943. C’est un alto. Au départ il aurait joué sur un King Super 20, mais très vite il change et, toute sa carrière, il est resté fidèle à Selmer, en commençant par le modèle appelé « Balance Action », puis le Mark VI à partir de 1954. Il joue avec des becs métalliques Otto Link ou Selmer, qu’il fait réajuster par son luthier. Coltrane ne travaille qu’avec Tony Rulli, le représentant de Selmer basé à Elkhart, dans l’Indiana. Il modifie lui-même les ligatures pour obtenir un contact optimum avec ses lèvres et joue des hanches très dures (d’abord 9, puis 4). Trane va même jusqu’à se faire limer les dents de devant pour qu’elles épousent la forme du bec !

En 1958, Miles rappelle Coltrane, mais le rapport de force musical a complètement changé et, désormais, Coltrane veut faire SA musique. Il restera avec le trompettiste jusqu’en 1960, avec des disques clés, comme Someday My Prince Will Come (leur dernier enregistrement commun) ou le monument Kind of Blue, sorti en 1959.


Quand Coltrane quitte Miles, il quitte aussi Prestige et signe avec Atlantic. Il enregistre un premier disque en co-leader avec Milt Jackson, puis, le 5 mai 1959 il entre en studio pour son premier album en leader pour Atlantic. Il est accompagné de Tommy Flanagan au piano, Chambers – son bassiste préféré – et Art Taylor à la batterie. Les morceaux du disque sont choisis avec Nesuhi Ertegun, le patron d’Atlantic. Il joue trois hommages, dont deux sont des blues : « Cousin Mary » pour sa cousine, « Syeeda’s Song Flute » pour la fille de Naima, qui jouait sur une flûte à bec en plastique, et « Mr. P.C. » pour Chambers. Le quartet joue également « Like Sonny » dédicacé à Rollins, mais ce morceau ne sera publié qu’en 1961. « Naïma », le dernier thème du disque, est dédié à sa femme et joué avec la rythmique de Miles : Wynton Kelly au piano et Jimmy Cobb à la batterie. Quant à « Giant Steps » et « Countdown », ce sont deux compositions qui s’apparentent à des études autour de ce qu’Ira Gitler a appelé les « nappes de sons » : le fait de jouer plusieurs accords en même temps en privilégiant des grappes de sons tirés des accords plutôt que les structures des accords elles-mêmes.

Ce disque révèle également le caractère de Coltrane : un chercheur toujours à l’affût de nouveautés pour développer ses idées, à l’inverse, par exemple, d’un Monk ou d’un Ornette Coleman, qui construisent leur musique autour d'une idée musicale fixe. Coltrane a bâti son génie à partir de beaucoup d’éléments : le style linéaire de Young, les arpèges de Coleman Hawkins, la pâte sonore de Dexter Gordon, la mise en place rythmique de Parker, la respiration circulatoire de Bostic, l’approche modale et minimaliste de Miles, les trouvailles mélodico-harmoniques de Miles, l’architecture des morceaux selon Monk, l’harmolodie de Coleman, la créativité d’Eric Dolphy, mais aussi les œuvres de Leo Ornstein, Igor Stravinsky, Dimitri Chostakovitch, Maurice Ravel, Bela Bartok… Sans oublier les études de Carl Czerny et de Charles-Louis Hanon. Toutes ces influences vont finalement se mélanger dans un creuset que les Free Jazzmen - principalement Coleman, Dolphy et Albert Ayler - vont finir d'assaisonner.



1960 - 1965
Les années-lumières

1960 marque un nouveau tournant dans l’œuvre de Coltrane : Joe Termini, patron de la Jazz Gallery et du Five Spot, engage Coltrane aux mêmes conditions que celles que Miles lui garantissait pour qu'il forme SON groupe. Trane monte donc un premier quartet avec Steve Kuhn au piano, Steve Davis à la contrebasse et Pete LaRoca, puis Billy Higgins à la batterie. Mais, insatisfait, il finit par engager Tyner au piano, Jones à la batterie et, pour l’instant, toujours Davis à la basse.

C’est également en 1960 que l’un de ses amis, l’écrivain Chip Bayen, oublie son saxophone soprano dans la voiture de Coltrane. Trane l’essaye et, fasciné, s’en achète un chez Selmer : rapidement le soprano joue à part égale avec le ténor.

En 1961, Coltrane est le premier musicien signé par Creed Taylor pour Impulse!, chez qui il y
reste jusqu'à la fin. Mais il a encore quelques enregistrements à faire pour Atlantic, dont l’un a marqué l’histoire du jazz… « My Favorite Thing » est une chanson d’une comédie musicale de Broadway à la mode, composée par Richard Rogers et Oscar Hammerstein. Coltrane s’en empare tant et si bien que de nombreux auditeurs finiront par croire qu’il en est l’auteur. « My Favorite Things » marque sans doute un changement de direction dans la musique de Coltrane, du hard-bop vers le free. D’ailleurs, Dolphy – altiste d’avant-garde s’il en est – se joint au quartet. C’est également le premier enregistrement de Coltrane au soprano. Dans My Favorite Things, les musiciens malaxent les harmonies en passant du tonal au modal, les solos sont rallongés et parsemées d’envolées furieuses… Ce disque a un succès énorme et Coltrane se retrouve Jazzman de l’année lors du référendum de Downbeat, même si la musique déroute plus d’un auditeur.


Bob Thiele, producteur de Coltrane chez Impulse! veut prendre le public à contre-pied et montrer que Trane est capable de tout. Il sort Ballads, un disque avec Ellington et un album avec le chanteur Johnny Hartman


En parallèle, le quartet tourne bien, mais Coltrane ne trouve pas le bassiste qu’il entend : il a remplacé Davis par Reggie Workman, mais en vain. Finalement, en avril 1962, Jimmy Garrison rejoint Coltrane : le quartet mythique est né !

Dès la fin des années 40, avec le latin-jazz, popularisé en grande partie par Gillspie, mais aussi grâce aux travaux de Yussef Lateef, Coltrane s’intéresse aux musiques du monde. Il a beaucoup étudié les musiques folkloriques, la musique indienne, notamment avec Ravi Shankar (qui donne son prénom à l’un des fils de Coltrane), la musique africaine avec Babatunde Olatunji... Dès 1961, il demande, par exemple, à Ahmed Abdul-Malik de jouer un bourdon au tampura. De manière générale, il s’intéresse à toutes les musiques modales du monde : « c’est cet aspect universel de la musique qui m’intéresse et m’attire ». Avec son « Free Ethnique », Trane devient l’un des précurseurs de la World Music.

En ce début des années 60, la musique de Coltrane ne cesse d’évoluer : les rythmes deviennent plus complexes et épais, l’harmonie se simplifie, parfois juste une pédale, le tempo s’estompe, les mélodies se réduisent souvent à des motifs… Trane se concentre sur la matière sonore, comme dans Crescent, l’un des albums emblématiques du saxophoniste, sorti en 1964.

Coltrane s’intéresse aussi à toutes les religions et le 9 décembre 1964, le quartet enregistre la première suite écrite par Coltrane à la gloire de Dieu, un peu comme Ellington avec ses Sacred Concerts. Le saxophoniste écrit les notes de la pochette, compose un poème, choisit les photos et, surtout, a changé sa manière d’enregistrer. Au départ il procédait comme Davis et Monk : un minimum d’instructions, une grille d’accords, pas de répétition, et hop ! on y va. Avec son quartet, il écrit davantage mais met moins de notes. La suite se compose de quatre mouvements : « Acknowledgement », « Resolution », « Pursuance » et « Psalm ». A Love Supreme devient très vite un disque culte qui se vend à plus de cinq cent mille exemplaires en quelques années et sert même de base au service de la St John’s Church, créée en 1971 par le révérend (et saxophoniste) Franzo Wayne King.




En 1965, le quartet de Coltrane est une référence qui dépasse le milieu du jazz, et il est de nouveau élu musicien de l’année par Downbeat. Consécration ultime, après Young et Hawkins, Coltrane est le troisième saxophoniste à entrer au Hall of Fame.

Sur le plan personnel, c’est plus compliqué ! Son couple avec Naïma bat de l’aile depuis 1958. Après deux fausses couches, le couple sait qu’il ne pourra pas avoir d’enfant. Coltrane a eu une fille illégitime, Sheila, dont il reconnaît la paternité. De 1960 à 1963, il vit en compagnie d’une femme blanche, restée anonyme. A partir de 1963, il s’installe avec la pianiste Alice McLeod et sa fille Michelle. En 1964, John W. Coltrane Junior naît. Il sera bassiste, mais se tue dans un accident d’auto en 1982. En 1965, Ravi Coltrane voit le jour et mène une carrière de saxophoniste de premier plan et fait partie de la génération des Young Lions. Quant à Oran Coltrane, saxophoniste, mais peu actif, il est né en 1967. En 1966, à Juarez, au Mexique, John a divorcé de Naima (qui décède en 1996) et s’est marié avec Alice. La famille s’installe à Long Island dans une grande maison, où Coltrane vit jusqu’à sa mort. Par ailleurs, si Coltrane n'est plus héroïnomane et a arrêté l'alcool, en revanche il est désormais sous LSD. 


1965 - 1967 
Le voyage interstellaire

A partir de 1965 la musique de Coltrane prend un nouveau tournant et part dans un free plus
radical. Il fait appel à des musiciens d’avant-garde, parmi lesquels Archie Shepp, Pharoah Sanders et Rashied Ali. Trane joue avec deux bassistes, deux batteurs… à l’image de Coleman dans Free Jazz (1961) et se rapproche de l’esthétique d’Ayler. Ascension est, par exemple, enregistré avec dix musiciens…

En novembre 65, le quartet, avec Sanders et Ali, enregistre Meditations. C’est le dernier enregistrement en studio de Coltrane publié de son vivant. Fin 1965, Tyner déserte le groupe, lassé par l’absence de pulsation et le volume sonore. En janvier 1966, c’est au tour de Jones, indisposé par la présence d’Ali, de quitter Trane. La formation de Coltrane comprend donc désormais Alice au piano et à la harpe, Pharoah au ténor, Rashied à la batterie et Jimmy à la contrebasse, qui jette l’éponge pendant l’été 1966, remplacé par Sonny Johnson. Coltrane se met à la cornemuse, à la flûte, à la clarinette basse (que lui a légué Dolphy, décédé d’une crise cardiaque en 1964)... Il étudie aussi de nombreux instruments du monde, notamment japonais, lors de sa dernière tournée, en 1966.

La musique de Coltrane déroute beaucoup de ses fans. Le patron du Front Room de Newark lui demande de rejouer ses anciens « tubes », mais comme Trane ne veut pas revenir en arrière, les concerts sont annulés après la première soirée… Et de constater : « tous veulent entendre ce que j’ai fait. Personne ne veut entendre ce que je fais ».



Les six premiers mois de 1967 sont chargés : en février il enregistre six duos avec Ali, en avril il donne un concert à l’Olatunji Center of African Culture, en mai il est au Famous Ballroom de Baltimore, et début juillet il organise avec Thiele la sortie du disque Expression, mais il n’en verra jamais le jour : le 17 juillet 1967, Coltrane est terrassé par un cancer du foie, qu’il a refusé de soigner. Enterré le 21 juillet, la cérémonie se déroule dans l’Église St Peters, sous la houlette du Pasteur des Jazzmen, John Gensel, devant plus d’un millier de personnes. Massey lit le poème « A Love Supreme », tandis qu’Ayler et Coleman jouent chacun avec leur formation en hommage à un musicien d’exception, dont l’ombre plane toujours sur la musique d’aujourd’hui.


Texte de la conférence-vidéo du 11 février 2022 à la Médiathèque Andrée Chedid.

Sources principales :

- John Coltrane : sa vie, sa musiqueLewis Porter – Outre Mesure
- John Coltrane, 80 musiciens témoignent - Franck Médioni - Actes Sud
- John Coltrane Conversation - Frank Kofsky - Lenka Lente
- Entretiens avec Michel Delorme suivi d'Une lettre à Don DeMichael - Editions de l'éclat
- Coltrane sur le vif - Luc Bouquet - Lenka Lente
Jazz supreme - Raphaël Imbert - L'éclat poche
- Coltrane - Pascal Bussy - Librio
- Le cas Coltrane - Alain Gerber - Editions Parenthèses
- L'église de John Coltrane - Chad Taylor - Christian Bourgois Editeur
- John Coltrane, l'amour suprême - Franck Médioni - Castormusic

08 novembre 2023

Un saut à l’Ermitage…

Spécialiste incontestée du saxophone baryton, Céline Bonacina retrouve la scène du Studio de l’Ermitage le 17 octobre 2023 pour célébrer la sortie de Jump!, sixième albums sous son nom, sorti le 15 septembre 2023 chez Cristal Records.

Pour ce projet, Bonacina réunit un quartet transatlantique, avec la pianiste américaine Rachel Eckroth, le contrebassiste canadien Chris Jennings et le batteur américain John Hadfield. Le concert reprend le répertoire de Jump! : six morceaux signés Bonacina et une composition de chacun des trois autres musiciens.

Rachel Eckroth, Céline Bonacina, Chris Jennings & John Hadfield au Studio de l'Ermitage - 17 octobre 2023 © PLM

Bonacina se présente sur scène dans un costume doré digne d’une pop star ! Le quartet démarre sur les chapeaux de roue avec « Tunnel », un thème-riff à l’unisson ultra-rapide dans une veine hard-bop aux contours rock, marqué par le jeu binaire, énergique et foisonnant d’Hadfield, à peine adouci par les vocalises, les interventions discrètes du piano et l’ampleur de la contrebasse. « Lost in Translation », un thème d’Hadfield, se déroule dans une
Céline Bonacina au Studio de l'Ermitage - 17 octobre 2023 © PLM
ambiance plus calme, avec des accords cristallins au Rhodes, une mélodie douce exposée par le baryton, une carrure profonde de la contrebasse et des crépitements vifs de la batterie. L’introduction psychédélique de « A Light Somewhere » débouche sur une mélodie éthérée jouée par Bonacina et soulignée par la voix d’Eckroth. Jennings et Bonacina dialoguent subtilement, puis le morceau se tend et part de nouveau dans une ambiance hard-bop nerveuse. La ballade « Hope » repose sur les développements tranquilles du baryton, des chorus mélodieux de la contrebasse, puis du piano, et une batterie, toujours touffue, mais plus apaisée. Jennings est l’auteur de « Deevela Street », un morceau pétillant avec un thème coloré, des passages dansants agrémentés des cliquetis funky de la batterie et des grondements de la contrebasse, qui servent de base aux chorus véloces du piano et du baryton. L’introduction minimaliste du piano sur « Go », signé Eckroth, débouche sur un thème-riff exposé par le baryton et le piano, avec un accompagnement binaire sec, véloce et puissant de la batterie et des motifs sobres de la contrebasse. Quand le Fender s’en mêle, le morceau tourne au rock planant, et, sous l’impulsion de la batterie et de la contrebasse, « Go » s’accélère et revient à un hard-bop aux accents funky. « Trap » commence par des échanges rythmiques – touches, souffle, vocalises, crépitements fébriles, vrombissements – puis le baryton promène ses phrases élégantes au-dessus de la marmite rythmique. D’une atmosphère hard-bop véloce et particulièrement fougueuse, « Trust » passe à une ambiance jazz-rock, porté par les accords d’Eckroth, les riffs sourds de Jennings, les frappes vigoureuses d’Hadfield et les lignes enfiévrées de Bonacina. En bis, le quartet joue « My Island Far Away », hommage à La Réunion, « île de cœur » de Bonacina. Hadfield imprime d’abord un rythme chaloupé au bendir, repris par ses acolytes. La suite se déroule entre rock, musique du monde et hard-bop, avec un solo de batterie démonstratif pour conclure le concert.

Jump! ne vole pas son titre : la musique de Bonacina, Eckroth, Jennings et Hadfield est athlétique, virevoltante et pleine de rebondissements !

Le disque

Jump!
Céline Bonacina
Céline Bonacina (bs, voc),
Rachel Eckroth (p, voc),
Chris Jennings (b) 
et John Hadfield (d, perc).
Cristal Records – CR355
Sortie le 15 septembre 2023

Liste des morceaux

01. « Trust » (05:25).
02. « Tunnel » (04:43).
03. « Lost in Translation », Hadfield (06:11).
04. « A Light Somewhere » (03:56).
05. « Hope » (05:23).
06. « Go » (06:10).
07. « Trap » (05:04).
08. « Deevella Street », Jennings (06:56).
09. « My Island Far Away » (05:12).

Toutes les compositions sont signées Bonacina sauf indication contraire.




21 octobre 2023

Conquête des sommets à l’Ermitage...

Il est bien connu que la scène du Studio de l’Ermitage est toujours ouverte aux musiques de tous horizons… Le 10 octobre n’est pas une exception à la règle : le premier set est assuré par la joueuse de kora et chanteuse Senny Camara en duo avec le violoniste Sylvain Rabourdin, et le deuxième laisse place à La Litanie des Cimes, le trio du violoniste Clément Janinet, avec la clarinettiste Elodie Pasquier et le violoncelliste Bruno Ducret.


Senny Camara & Sylvain Rabourdin

Comme Janinet, Camara fait partie d’Hélico, structure créée en 2004 pour faire découvrir les musiques et cultures du monde. L’artiste sénégalaise, passée par le conservatoire de Dakar et installée en France depuis 2000, a sorti un premier album digital en quintet, Boolo en 2020. Pour le concert au Studio de l’Ermitage, c’est en duo qu’elle se produit, avec Rabourdin, formé au conservatoire de Perpignan et violoniste tout-terrain, aussi à l’aise dans un environnement classique, que jazz, latino, folk, rock ou variété...

Senny Camara © PLM

Toutes les compositions sont signées Camara. La musicienne chante principalement en wolof, mais aussi en anglais et en français. Un mot sur la kora de Camara : la calebasse (ornée d’un cloutage qui représente l’Afrique) et sa peau de vache sont désormais électro-acoustiques et l’accordage des vingt et une cordes (habituellement) se fait à partir de leviers métalliques disposés le long du manche, qui permettent également de changer de tonalité. Une main – en fait, souvent le pouce – se charge de l’accompagnement rythmique dans le registre grave, tandis l’autre main tient le rôle mélodique dans le registre aigu. Côté son, la kora est une harpe-luth qui porte bien son nom.

Sylvain Rabourdin & Senny Camara © PLM

La musique de Camara est caractéristique de la musique des griots d’Afrique de l’Ouest : des chants déclamatoires au lyrisme particulièrement expressif ; une voix au registre étendu, quasi expressionniste, avec des inflexions, des effets gutturaux, des cris, des modulations, des sauts d’intervalles, des vibratos, des murmures… et un timbre tantôt nasal, tantôt cristallin, mais toujours puissant ; un enchevêtrement hypnotique de boucles mélodiques avec des cellules répétitives, ostinatos et autres pédales qui tourbillonnent dans un festival polyrythmique (« Yené »). Les thèmes-riffs prennent souvent un tour mélancolique (la prière qui ouvre le concert), parfois empreints de spleen (« Yené »). Quant au violon, il virevolte autour des airs, reprend les ritournelles en contre-chant, renforce la carrure rythmique en pizzicato (« Boolo »), avec ça-et-là des riffs aux allures folk, et ses phrases fragiles à l’archet se mêlent subtilement aux mélopées nostalgiques. Kora et violon dialoguent en contrepoints ou échangent des questions-réponses à base de courts motifs mélodico-rythmiques.

Inscrite dans la tradition sérère, la musique de Camara, répétitive voire minimaliste et parsemée d’accents folk, porte une parole de paix, d’unité, de fraternité… poignante.


La Litanie des Cimes

Entre O.U.R.S., autour de la musique d’Ornette Coleman, le duo avec Adama Sidibé, Space Galvachers et la multitude de projets auxquels il participe, Janinet a quand même trouvé le temps de monter La Litanie des Cimes en 2019, avec Pasquier et Ducret. Le premier opus éponyme est sorti en 2021 chez Gigantonium et le deuxième, Woodlands, est publié sur le label BMC Records en septembre 2023.

Pour le concert du 10 octobre, le trio reprend cinq morceaux de leur premier album : « Blues », « Ciel », « Valse », « Gigue avec Steve » – « hommage à Steve Reich et à la musique du Morvan » – et « Seconde méditation » – en souvenir de John Coltrane. Un court intermède dans le style de « Ferns » et « With The Neck » – dédié à Bina Koumaré, maître du sokou – sont tirés de Woodlands. Quant à « Taureau », c’est un inédit. Ces huit compositions sont signées Janinet.

Si l’instrumentation du trio peut évoquer la musique classique, La Litanie des Cimes est plutôt placée sous le sceau de la musique contemporaine, à l’image du bourdon et des échanges en pointillés de « Ciel », des passages bruitistes et rythmiques que n’aurait sans doute pas désavoué Pierre Schaeffer (« Ferns ») ou des boucles minimalistes que Steve Reich ne manquerait pas d’apprécier (« Gigue avec Steve »). Le trio s’amuse à battre les cartes en jonglant avec les ambiances : bluesy (« Blues »), baroque (« Valse »), dansante avec des accents folk (« Gigue avec Steve »), bande originale d’un film d’horreur (« With The Neck »)… avec, évidemment, le free en filigrane, comme le développement de la clarinette dans « Taureau » qui n’est pas sans rappeler le « Lonely Woman » de Coleman.

Clément Janinet - Bruno Ducret - Elodie Pasquier © PLM

En l’absence de section rythmique, le trio s’appuie largement sur le pizzicato et les techniques étendues pour que la musique balance : percussions sur les tables d’harmonie, jeu avec le souffle et les clés, effets vocaux… (« With The Neck »), ou motifs imbriqués en pizzicato qui sonnent comme une sanza (« Seconde Méditation »). Les interactions sont un élément central de la musique du trio, avec des contre-chants tendus (« Valse »), des riffs puissants à l’archet (« Blues »), des unissons musclés qui font monter la pression (« With The Neck »), une gestion habile des silences et des variations de volume (« Ciel »)… Le public, en haleine, sent les musiciens habités par leur musique ! Ducret bondit d’une introduction ébouriffante en pizzicato (« Blues ») à une ligne de basse robuste, suivie d’un discours solennel aux allures médiévales (« Gigue avec Steve »), sans oublier le feu d’artifice rythmique de « With The Neck ». Que ce soit à la clarinette ou à la clarinette basse, le jeu de Pasquier est d’une précision et d’une clarté magistrales, à l’instar des phrases aériennes qui voltigent au-dessus des va-et-vient des cordes dans « Ciel », de la mélodie élégante dans un style début XXe de « With The Neck », ou des lignes en suspension de la « Seconde Méditation ». Ce qui ne l’empêche pas de prendre part aux échauffourées percussives de « Ferns » et « With The
Neck », ni de s’envoler dans un foisonnement free impérieux (« Gigue With Steve »). Les cellules mélodico-rythmiques de Janinet cimentent souvent les propos du violoncelle et de la clarinette (« Blues ») et, sans jamais s’imposer, sa joie de jouer est communicative (« Taureau ») et suggestive : les motifs circulaires apportent des touches folkloriques (« Gigue avec Steve »), les boucles fragiles de « With The Neck » rappellent le sokou, les variations, pulsations et autres phasing suggèrent bien entendu le courant minimaliste (« Gigue With Steve »), et si son solo, dans « Valse », avec ses sauts d’intervalles et contrepoints fleure bon Johann Sebastian Bach, les dissonances intercalées au milieu des traits virtuoses apportent une bonne dose d’humour.

Brillante s’il en est, la musique de La Litanie des Cimes n’en est pas moins ludique et émouvante… et guide avec brio les auditeurs vers des sommets !


14 octobre 2023

Quelques pépites de la mine Jazzdor...

Créée en 1986, Jazzdor multiplie les concerts, festivals (Strasbourg, Berlin et Budapest), résidences, actions pédagogiques... En 2014, la structure monte le label Jazzdor Series qui compte une vingtaine de disques à son actif. Voici cinq joyaux de la couronne sortis depuis novembre 2022...


Matthieu Mazué Trio – We Stay Still

Après des études à Dijon, Strasbourg et Berne, Matthieu Mazué s’est jeté dans le grand bain en Suisse, où il réside, avec un programme en solo, en duo avec le saxophoniste Diego Manuschevich, et en trio avec Xavier Rüegg à la contrebasse et Michael Cina à la batterie. Après Cortex, publié en 2021, We Stay Still sort en novembre 2022.

Mazué et ses compères ont enregistré aux Studios La Buissonne sous la houlette de Gérard de Haro et Matteo Fontaine. Tous les morceaux sont signés Mazué. Des thèmes minimalistes (« White Fields »), souvent recherchés (« Sentiers »), combinent dissonances (« A Standing Black Shape ») et clusters (« Knocks »). Ils s’aventurent du côté de la musique contemporaine (« Au Plus Profond des Steppes »), en passant par des incursions dans le blues (« Dislocation »), le bop – walking et chabada à la clé (« Shells ») –, le funk (« Supply Chains ») et la ballade (« Prototype Monolithe »). Le trio gère efficacement la tension (« Knocks »). La musique circule avec fluidité (« Dislocation »), et les échanges tout en rebonds évoquent parfois la bande originale d’un dessin animé (« Supply Chains »). L’architecture des morceaux est travaillée (« White Fields ») : alternance de passages carrés et désarticulés (« Au Plus Profond des Steppes »), va-et-vient de développements heurtés contemporains et de swing (« Supply Chains »), déroulés tranquilles parsemés de surprises (« A Standing Black Shape »)… Si le trio s’appuie la plupart du temps sur des carrures solides (« Dislocation ») et linéaires (« Au Plus Profond des Steppes »), jouées en souplesse (« Sentiers ») et plutôt sobrement (« Prototype Monolithe »), ça-et-là les propos des musiciens sont également émaillés de ponctuations rythmiques (« Au Plus Profond des Steppes »), de motifs déstructurés (« Knocks ») et de roulements imposants (« A Standing Black Shape »).

La musique du Matthieu Mazué Trio est résolument moderne, mais sans négliger le passé : We Stay Still est faussement placide, un peu comme du poil-à-gratter enveloppé dans du coton…

Le disque

We Stay Still
Matthieu Mazué Trio
Matthieu Mazué (p), Xaver Rüegg (b) et Michael Cina (d)
Jazzdor Series 14
Sortie le 18 novembre 2022

Liste des morceaux

01. « White Fields » (06:42).
02. « Au Plus Profond des Steppes » (05:01).
03. « Supply Chains » (06:44).
04. « Sentiers » (02:53).
05. « Dislocation » (04:04).
06. « A Standing Black Shape » (12:16).
07. « Knocks » (07:01).
08. « Shells » (06:19).
09. « Prototype Monolithe » (05:02).

Tous les morceaux sont signés Mazué.


Olivier Lété – Ostrakinda

Après avoir enregistré Tuning en solo, en 2017, Olivier Lété publie son premier disque en trio, Ostrakinda, qui sort en mars 2023, avec Aymeric Avice à la trompette et au bugle, et Toma Gouband à la batterie. Sept compositions sont de la plume de Lété. « Le petit homme » est un morceau du trio, complété par Boris Darley, ingénieur du son qui a enregistré Ostrakinda en concerts. Quant à « Oreste », il n’est pas tiré de l’opéra de Georg Friedrich Haendel, mais inspiré d’un chant grec de l’antiquité… Tout comme Ostrakinda n’est pas jeu de mots basque (ostra signifie huître en basque), mais un jeu de hasard de la Grèce antique. Ces bases étant posées, passons à la musique !

Le bien-nommé « Au commencement » plante un décor mystérieux fait de souffles, vibrations, percussions lointaines, grondements et timbres sourds. La plupart des morceaux commencent par des introductions à base de pédale, boucle et bruitages (« Le petit homme »), jets de notes délirants (« Hey »), chorus mélodieux de la basse (« Historical »), vrombissements de moteur puis atmosphère extraterrestre (« A l'écho »)… Les thèmes qui suivent sont variés : d’une ode (« Un lavoir ») à une mélodie quasi-nostalgique (« Marcher »), en passant par un air « colemanien » (« Hey ») ou un motif alambiqué (« Historical »). Incantatoire (« Razzo »), contemporain free (« Le petit homme »), rock progressif (« A l'écho »)… les morceaux se déroulent dans des ambiances cinématographiques avec des successions de tableaux (« A l'écho ») ou des ambiances évolutives (« Le petit homme »). Toujours subtil (« Marcher »), même quand il est foisonnant (« Hey »), Cina fait retentir en boucle ses peaux comme une danse indienne (« Razzo »), sait se montrer discrètement présent (« Historical »), impulse un rythme rock léger (« A l'écho ») ou minimaliste (« Oreste »). Bassiste versatile, Lété se montre particulièrement musical (« Historical »), avec des phrases mélodieuses (« Razzo »), parfois véloces (« Hey »), et passe d’un accompagnement minimaliste (« Un lavoir ») à une ligne sourde et profonde (« A l'écho »). Avice, pour sa part, papillonne (« Marcher ») ou plane (« A l'écho ») au-dessus du balancement rythmique (« Marcher »), embrase les morceaux de sa puissance (« Razzo ») ou reste dans un registre économe « davisien » avec sa sourdine (« Le petit homme ») et déroule des phrases lointaines et teintées de mélancolie (« Oreste »).

Ostrakinda a un sacré caractère (et réciproquement) ! Free, rock progressif, musique contemporaine, World… Le trio fait feu de tout bois !

Le disque

Ostrakinda
Olivier Lété
Aymeric Avice (tp, bg), Olivier Lété (b) et Toma Gouband (d, perc)
Jazzdor Series 15
Sortie le 3 mars 2023

Liste des morceaux

01. « Au commencement » (03:00).
02. « Razzo » (05:45).
03. « Un lavoir » (03:06).
04. « Le petit homme », Lété, Gouband, Avice et Boris Darley (06:10).
05. « Hey » (02:50).
06. « Oreste », traditionnel Grèce antique (03:43).
07. « Historical » (03:15).
08. « A l'écho » (09:08).
09. « Marcher » (06:50).

Tous les morceaux sont signés Lété, sauf indication contraire.


Musina Ebobissé Quintet – Engrams

En 2018, le saxophoniste ténor Musina Ebobissé a la riche idée de monter un quintet avec des collègues du Jazz Insitut of Berlin : Olga Amelchenko au saxophone alto, Povel Widestrand au piano, Igor Spallati à la contrebasse et Moritz Baumgärtner à la batterie. Leur premier opus, Timeprints, est publié chez Double Moon Records en 2019. En 2020 le quintet retourne en studio avec, en invité, le guitariste Igor Osypov, lui-aussi étudiant au Jazz Institut of Berlin. Engrams sort en mars 2023. Ebobissé signe les huit morceaux au programme.

Les mélodies d’Ebobissé tournent autour d’unissons tendus (« Dopamine »), puissants (« Class Struggle ») et vifs (« ZIF268 »), ou de thèmes nostalgiques (« Spleen »), sombres (« Zoonosis »), fragiles (« Voix de Givre ») et calmes (« Escapism »), le plus souvent saupoudrées de dissonances (« Opium Hill »). Le quintet élabore des développements sophistiqués (« Opium Hill ») sur la base de contre-chants (« Dopamine »), de dialogues croisés entre les deux saxophones et la section rythmiques « Spleen ») et d’envolées débridées (« ZIF268 »). Avec un esprit free en filigrane (« Zoonosis »), la guitare apporte une touche rock (« Class Struggle ») et donne au combo une allure de Power Sextet (« Class Struggle »). La section rythmique se montre tantôt légère (« Opium Hill »), voire minimaliste (« Dopamine »), ou, au contraire, imposante, compacte et dense (« Class Struggle »), avec une gestion adroite de la tension (« Escapism »).

Ebobissé s’inscrit parfaitement dans son temps : avec des compositions inventives, une sonorité de groupe personnelle et des interprétations au cordeau, Engrams peut laisser une empreinte cérébrale durable…

Le disque

Engrams
Musina Ebobissé Quintet
Musina Ebobissé (ts), Olga Amelchenko (as), Povel Widestrand (p), Igor Spallati (b) et Moritz Baumgärtner (d), avec Igor Osypov (g)
Jazzdor Series 16
Sortie le 31 mars 2023

Le disque

01. « Opium Hill » (05:20).
02. « Dopamine » (06:17).
03. « Spleen » (02:40).
04. « Class Struggle » (07:35).
05. « ZIF268 » (04:04).
06. « Zoonosis » (09:08).
07. « Voix de Givre » (01:24).
08. « Escapism » (04:17).

Tous les morceaux sont signés Ebobissé.


Aymeric Avice Pomme de Terre – Apocalypse selon Saint Niels

Pomme de Terre a été créé en 2021 par le trompettiste Aymeric Avice, le guitariste Julien Desprez et le batteur Etienne Ziemniak. Depuis, le trio s’est transformé en quartet avec le départ de Desprez et l’arrivée de deux guitaristes : Richard Comte et Niels Mestre. Apocalypse selon Saint Niels, sorti en mai 2023, a été enregistré lors du festival Jazzdor Strasbourg en novembre 2022.

Le nom du quartet (traduction du nom polonais du batteur), le titre du disque (clin d’œil au guitariste du groupe), le chat aux yeux vairons – vert et rouge – de la pochette du disque, l’instrumentation du groupe… tout laisse penser que la musique sera expérimentale ou ne sera pas… Le « Chapitre I » définit le terrain de jeu : une batterie violente, une trompette furieuse, des guitares nerveuses et des effets électro explosifs, avant un final plus ou moins apaisé. L’ambiance touffue du « Chapitre II », enchaîné sans pause après le I, comme tous les chapitres du disque, repose sur une pédale sourde, des accords stridents et des frappes lourdes. La trompette, elle, voltige au-dessus du magma sonore. Après la tempête, dans le « Chapitre III », le quartet engage un dialogue étrange – rock bruitiste – avec une rythmique mate et étouffée, des bribes de phrases jetées dans toutes les directions et les lignes heurtées de la trompette, bouchée ou distordue par des effets électro. Dans le « Chapitre IV » la batterie repart de plus belle, accompagnée des klaxons et sirènes de la trompettes, vrombissements et grondements furibonds des guitares, qui évoquent à merveille la place de la Bastille à l’heure de pointe… Quant à la trompette bouchée d’Avice, elle survole cet embouteillage sonore. Le « Chapitre V » illustre à la perfection le titre de l’album : pendant que Ziemniak martèle peaux et cymbales, Comte et Mestre alternent traits tranchants et accords saturés, soutenus par les motifs en ostinatos d’Avice, qui finissent par s’envoler au-dessus du maelström apocalyptique. La ligne aérienne de la trompette bouchée apporte un zeste de sérénité au « Chapitre VI ». D’autant plus que la batterie est moins brutale et les guitaristes, minimalistes. Mais la tension reste palpable, comme si la bête reprenait juste sa respiration… Le « Chapitre VII » fait office de transition : la batterie fourmille, les guitares bourdonnent et bruissent, la trompette éructe à grand renfort d’effets. Conclusion de l’Apocalypse selon Saint Niels, le « Chapitre VIII » commence sur des effets stridents, saturés et rugissants, portés par une batterie tumultueuse. Dans cette ambiance de fin du monde, d’abord insensibles au chaos, mais menaçantes, les notes tenues et phrases de la trompette font monter la pression. Puis, tel le jugement dernier, elles finissent par faire imploser ce bouillonnement sonore, qui s’achève sur un grondement lointain, une walking de guitare, et de courts motifs sibyllins...

Apocalypse selon Saint Niels a tout d’un requiem gothique, ascendant free rock noisy…

Le disque

Apocalypse selon Saint Niels
Aymeric Avice Pomme de Terre
Aymeric Avice (tp), Richard Comte (g), Niels Mestre (g) et Etienne Ziemniak (d)
Jazzdor Series 17
Sortie le 26 mai 2023

Liste des morceaux

01. « Chapitre I » (08:17).
02. « Chapitre II » (05:59).
03. « Chapitre III » (05:20).
04. « Chapitre IV » (05:47).
05. « Chapitre V » (05:19).
06. « Chapitre VI » (05:06).
07. « Chapitre VII » (02:58).
08. « Chapitre VIII » (11:27).

Tous les morceaux sont signés du quartet.


Stéphane Payen – Baldwin en transit

Projet monté en 2021 par le saxophoniste Stéphane Payen, Baldwin en transit réunit trois artistes afro-américains – Jamika Ajalon, Mike Ladd, Tamara Walcott – et un quatuor – Marc Ducret, Sylvaine Hélary, Payen, Dominique Pifarély – autour de la pensée de James Baldwin. Baldwin en transit, qui sort en septembre 2023, propose une suite en neuf parties et trois intermèdes, avec des textes écrits par les trois slammeurs sur la musique de Payen, plus « Artist Statement », un dialogue a capella entre les trois poètes, et « Rester étranger », un poème de Walcott, mis en musique par Pifarély.

Le ton est donné dès le premier mouvement : une voix déclame un texte engagé, sur un accompagnement proche de la musique contemporaine (« Part 1 »), avec des jeux de souffles, sirènes, stridences, notes tenus, ligne arpégées… Le XXe s’invite également au bal avec l’« Unisson 5 », pas si éloigné de l’esprit d’Olivier Messiaen, mais aussi avec des questions-réponses théâtrales (« Unisson 3 »), ou une guitare minimaliste qui répond au chœur des soufflants et du violon (« Unisson 1 »). Pendant que les poètes déclament leurs textes, en arrière-plan, le quatuor jongle avec des motifs sautillants et des contrepoints bondissants (« Part 2 »), superpose des crissements, des accords grinçants, des phrases courtes et vives, comme autant de caquetages d’oiseaux (« Part 5 »), plante un décor noisy avec une pédale jouée à l’unisson et des traits rock catapultés par la guitare (« Part 9 »), ou installe un cadre luxuriant à base d’accords saturés et de contre-chants (« Part 4 »). Le quartet utilise habilement toute la palette sonore à sa disposition, à l’instar de « Part 7 » : pizzicato du violon, contrepoints rythmiques du saxophone et de la flûte, courtes envolées de l’alto et du violon, susurrement des voix... tandis que la guitare maintient une carrure sobre. Les musiciens déroulent aussi des mélodies mystérieuses et lentes (« Part 3 ») ou solennelles, comme l’introduction a capella du saxophone (« Part 6 »). Si les scansions semblent le plus souvent flotter au-dessus de la mêlée musicale, dans « Part 5 », les répétitions des fins de phrases apportent au slam une dimension rythmique entraînante.

Voix, flûte, violon, saxophone alto et guitare électrique, l’instrumentation annonce la couleur ! Le slam de Baldwin en transit s’appuie sur un quatuor contemporain et Payen réussit parfaitement son hommage à l’écrivain-activiste.

Le disque

Baldwin en transit
Stéphane Payen
Jamika Ajalon (voc), Mike Ladd (voc), Tamara Walcott (voc), Dominique Pifarély (vl), Sylvaine Hélary (fl), Stéphane Payen (as) et Marc Ducret (g).
Jazzdor Series 18
Sortie le 15 septembre 2023

Liste des morceaux

01. « Part 1 », Payen, Ladd (08:23).
02. « Part 2 », Payen, Walcott, Ladd & Ajalon (03:26).
03. « Part 3 » Payen & Ladd (03:28).
04. « Unisson 5 » Payen (02:36).
05. « Part 4 » Payen & Ajalon (04:41).
06. « Unisson 1 » Payen (01:38).
07. « Part 5 » Payen & Ladd (03:35).
08. « Unisson 3 » Payen (01:06).
09. « Part 6 » Payen & Walcott (04:39).
10. « Part 7 » Payen, Walcott, Ladd & Ajalon (03:22).
11. « Part 8 » Payen, Walcott & Ajalon (05:10).
12. « Part 9 » Payen, Walcott & Ajalon (06:16).
13. « Artist Statement », Ajalon, Ladd & Walcott (05:11).
14. « Rester étranger », Piférely & Walcott (01:47).


01 octobre 2023

Jean-Michel Pilc en solo et en trio...

Depuis Funambule, sorti en 1989, avec – déjà – François Moutin à la contrebasse et Tony Rabeson à la batterie, Jean-Michel Pilc a enregistré pas loin d’une soixantaine d’albums, dont quasiment la moitié sous son nom. Pilc a rejoint Justin Time Records en 2021. Il y a déjà publié cinq disques, et deux opus supplémentaires sortent début 2023 : Symphony en solo et YOU Are The Song en trio avec Moutin et Ari Hoenig à la batterie.


Symphony

Pilc a attendu une vingtaine d’années avant de se lancer en solitaire et a visiblement pris goût à l’exercice puisqu’il a enregistré six disques en solo depuis Essential, sorti en 2011 : What Is This Thing Called (2015), Parallel (2018), Visions (2021), Children’s Scenes (2021), Gratitude Suite (2022) et, donc, Symphony, sorti en février 2023. Pilc signe les onze morceaux, dont « Waltz For Xose », dédié à Xose Miguélez, compère saxophoniste de Pilc et coproducteur de Symphony.

Pilc part volontiers de mélodies douces (« Leaving »), teintées de romantisme (« I'll Be Back »), aux accents « Schumanniens » (« The Encounter ») ou nostalgiques (« Understanding »). Du blues (« Understanding ») et des leitmotiv cinégéniques (« I'll Be Back ») côtoient des thèmes vifs (« Way To Go ») et fluides (« First Dance »), des motifs plus dissonants (« Just Get Up »), voire destructurés (« Waltz For Xose »). Les développements sont souvent trapus (« I'll Be Back »), avec une tension croissante (« The Encounter »), des montées en puissance vigoureuses (« Understanding ») et une emphase tout à fait « jarrettienne » (« Discovery »). L’artiste essaime également ses propos de phrases décomposées (« The Encounter »), passages en accords et crépitements cristallins (« Way To Go »), questions-réponses (« Waltz For Xose »), lignes bluesy (« Not Falling This Time ») ou quasi stride (« I'll Be Back »), jonglant entre vieux style et modernité (« Way To Go »), avec une dimension orchestrale très « ellingtonienne » (« First Dance »). Le pianiste saute d’un tempo medium-lent (« Just Get Up ») à une rythmique sautillante (« Not Falling This Time »), en passant par des accents caribéens (« Waltz For Xose »), des walking bass (« Way To Go ») ou un hymne (« I'll Be Back »)...

A l’instar de Martial Solal, Pilc joue la musique avec enthousiasme, créativité et humour : Symphony en est la preuve…

Le disque

Symphony
Jean-Michel Pilc
Jean-Michel Pilc (p)
Justin Time Records – JTR 8632-2
Sortie le 23 février 2023

Liste des morceaux

01. « Leaving » (03:55).
02. « Discovery » (04:36).
03. « The Encounter » (04:32).
04. « First Dance » (02:50).
05. « Just Get Up » (03:23).
06. « Way To Go » (06:37).
07. « Understanding » (05:46).
08. « Waltz For Xose » (03:56).
09. « Not Falling This Time » (07:51).
10. « I'll Be Back » (06:40).
Tous les morceaux sont signés Pilc.


YOU Are The Song

Comme le prouve sa discographie – treize disques – Pilc affectionne le format en trio et ses aventures en compagnie de Moutin et d’Hoenig ne datent pas d’hier :
Together: Live At Sweet Basil est publié en deux volumes en 2000 et 2001. En 2002, les trois musiciens sortent Welcome Home, puis Cardinal Points, en 2003, avec Sam Newsome au saxophone soprano et Abdou M’Boup aux percussions, et Threedom, en 2011. Au programme de YOU Are The Song, dans les bacs depuis mai 2023, trois compositions du trio et sept standards, dont certains sont des « classiques » du répertoire discographique de Pilc, à l’instar de « Straight No Chaser », « Alice In Wonderland » ou « My Romance ».

Le trio attaque « Impressions » dans un esprit vif et musclé, tout à fait en ligne avec celui de John Coltrane. Pilc zigzague nerveusement, Moutin cavale en toute liberté et Hoenig en met partout, avec cette énergie qui lui est coutumière. Le pianiste propose une interprétation très personnelle de « The Song is You », lente et mystérieuse, sur un ostinato sourd de la contrebasse et le bruissement de la batterie. Le développement s’appuie sur des échanges fluides et subtils entre les trois artistes. Les accents cristallins et nostalgiques du piano laissent place à un chorus mélodieux de la contrebasse, suivi d’un solo en suspension de la batterie. Le blues s’invite dans l’introduction de « Straight No Chaser ». Moutin et Hoenig installent une rythmique dansante, aux allures funky, sur laquelle Pilc s’amuse en alternant motifs arpégés, lignes modernes, jeu en accords… pour déboucher sur un passage contemporain, avec un piano heurté, une contrebasse grondante et une batterie crépitante… Autre thème de Thelonious Monk (coécrit avec Denzil Best), « Bemsha Swing » se prête parfaitement au jeu touffu des trois musiciens : décalages, questions-réponses, unissons, contrepoints, tours de passe-passe… Le morceau foisonne ! « You Are the Song » est une ballade lente et méditative composée par le trio, dans une veine cinématographique. Toujours signé Pilc – Moutin – Hoenig, « Searing Congress » commence un peu comme une comptine, puis décolle rapidement, avec un piano, une contrebasse et une batterie pétillants, qui croisent leurs notes dans tous les sens, enchaînent les passages entraînants en walking et chabada, toujours accompagnés par des traits d’humour (la citation du Boléro). Pilc continue sur un melting pot de citations jouées à toute allure, porté par une section rythmique robuste, avant de dérouler « Dear Old Stockholm ». « Thin Air » – autre composition du trio – est développée avec emphase, entre dialogue chaloupé main droite – main gauche, lignes arpégées, jeux dans les cordes, touches bluesy, envolées contemporaines et phrases mélodiques, le tout, soutenu par une rythmique subtile, qui mêle touches pop, accompagnement bop et jeu tendu. Pilc revient à une introduction heurtée pour « After You've Gone », ponctuée de touches bluesy et de rebondissements personnels. Quant à Moutin et Hoenig, ils passent d’une walking et d’un chabada joués en mode turbo à des chorus tendus. YOU Are The Song s’achève sur « Alice In Wonderland », d’abord mélodieux, avec ses contre-chants malins qui font passer le trio pour un quatuor, puis des développements qui prennent des allures de musique contemporaine, sur une rythmique jazz, avec une contrebasse minimaliste et une batterie dense. Le morceau est enchaîné avec « My Romance », joué paisiblement, entre les citations de Pilc, les motifs souples de Moutin et les balais tranquilles d’Hoenig.

YOU are the song est une partie de ping-pong musical particulièrement animée, et prenante de la première à la dernière mesure...

Le disque

YOU Are The Song
Pilc Moutin Hoenig
Jean-Michel Pilc (p), François Moutin (b) et Ari Hoenig (d).
Justin Time Records – JTR 281-2
Sortie le 12 mai 2023

Liste des morceaux

01. « Impressions », John Coltrane (4:24).
02. « The Song is You », Oscar Hammerstein & Jerome Kern (6:55).
03. « Straight No Chaser », Thelonious Monk (6:48).
04. « Bemsha Swing », Denzil Best & Thelonious Monk (3:30).
05. « You Are the Song », Pilc, Moutin & Hoenig (5:48).
06. « Searing Congress », Pilc, Moutin & Hoenig (3:47).
07. « Dear Old Stockholm », Traditionnel (4:23).
08. « Thin Air », Pilc, Moutin & Hoenig (3:05).
09. « After You've Gone », Henry Creamer & Turner Layton (4:50).
10. « Alice in Wonderland » Sammy Fain & Bob Hilliard, « My Romance », Richard Rogers & Lorenz Hart (9:51).

06 août 2023

Piano Music 2 – Alessandro Sgobbio

Alessandro Sgobbio
s’est fait remarquer notamment avec Pericopes, duo monté en compagnie du saxophoniste Emiliano Vernizzi, qui a sorti trois disques : The Double Side en 2012, Frames en 2014 et What What en 2018. Dans Pericopes + 1, le duo intègre le batteur Nick Wight. Le trio publie trois enregistrements : These Human Beings (2015), Legacy (2018) et Up (2022). En 2022, Sgobbio s’est lancé en solo avec Piano Music, et son deuxième opus solitaire, Piano Music 2, sort le 23 septembre 2023 chez AMP Music & Records.

Le pianiste est l’auteur des neuf titres aux évocations géographiques : une rue de Venise, la capitale légendaire des Toltèques, la Norvège, le douzième arrondissement de Paris, l‘Allemagne… Mais aussi des hommages personnels : « Keys and Returns », dédié à la journaliste palestino-américaine Shireen Abu Akleh assassinée en mai 2022, et « Asker », en souvenir du pianiste et compositeur Misha Alperin.

Les mélodies de Piano Music 2 s’appuient sur des esquisses intimistes (« Fondamenta De La Tana »), souvent méditatives (« Asker (Trees) »), avec des parfums mélancoliques (« Tula »). Les développements restent minimalistes (« The River »), reposent sur des boucles (« Îlot Chalon ») et autres phrases en suspension (« Asker (Light) »). Les effets électro-acoustiques, à l’unisson (« Einhausung »), aériens (« Tula »), en décors lointains (« Modular Circles ») sont toujours très cinégéniques (« Asker (Trees) »), avec des ambiances de science-fiction (« Keys And Returns »).

En solo au piano, juste accompagné d’effets électro-acoustiques subtils, Sgobbio a placé Piano Music 2 sous le signe de l’introspection…

Le disque

Piano Music 2
Alessandro Sgobbio
Alessandro Sgobbio (p, electro)
AMP Music & Records – AT0150
Sortie le 23 septembre 2023

Liste des morceaux

01. « Keys And Returns » (3:59).
02. « Modular Circles » (07:21).
03. « The River » (6:00).
04. « Fondamenta De La Tana » (1:58).
05. « Tula » (3:20).
06. « Asker (Light) » (5:20).
07. « Îlot Chalon » (1:28).
08. « Asker (Trees) » (3:51).
09. « Einhausung » (1:08).

Tous les morceaux sont signés Sgobbio.