20 octobre 2016

Promises à Sorano

La saison jazz 2016 –2017 de l’Espace Sorano démarre sur les chapeaux de roue. Le programme concocté par Vincent Bessiere est remarquable : des « légendes » comme Michel Portal, Ricardo Del Fra (le 3 décembre), Enrico Pieranunzi (le 18 mars),… côtoient des « étoiles montantes », à l’instar de Steve Lehman (le 5 novembre), Macha Gharibian (le 7 janvier), le Trio Fox (le 25 février)…

Le 12 octobre, Michel Portal se produit en trio dans l‘auditorium Jean-Pierre Miquel de Vincennes, devant une salle comble. Le trio Promises – « promesses d’inouï grâce à des musiciens qui ne se connaissent pas », comme le dit Bessiere – est composé du pianiste Kevin Hays et du batteur Jeff Ballard.

Avec une vingtaine de disques en leader et des collaborations régulières avec Chris Potter, Joshua Redman, Nicholas Payton, Al Foster, Brad Mehldau… Hays mérite largement d’être plus connu en France.  Quant à Ballard, si son aura a traversé l’Atlantique, c’est grâce, entre autres (il vit à Vincennes…), à son association aux groupes de Mehldau, Redman et Chick Corea, mais aussi à Ray Charles (trois ans !), Avishai Cohen, Ben Allison, Kurt Rensenwinkel… C’est d’ailleurs Ballard qui est l’initiateur du trio Promises. Après une répétition dans l’auditorium Miquel, en mai 2016, le trio s’est produit au festival Jazz à Saint-Germain des Prés. Le concert à Sorano est leur cinquième concert.


Ballard attaque d'emblée et en met partout, tandis que Portal et Hays le rejoignent avec des mouvements graves et mélodieux. L’écoute entre les trois est palpable : la clarinette virevolte sur les contrechants sinueux de la clarinette et le foisonnement de la batterie. Soudain l’ambiance tourne presque au folklore, avec un riff mélodique du soprano (qui s’envole bientôt vers les contrées free) sur une batterie qui installe un groove entraînant et un piano intense. Dans le deuxième morceau, enchaîné au premier, l’introduction profonde de Portal à la clarinette basse est relayée par Ballard dans un style « tribal » puissant, puis par Hays qui insuffle des touches bluesy au Fender Rhodes. Le soprano reste en arrière-plan et navigue entre free et mélodie, un peu dans la lignée de l’AACM. Ballard lance de nouveau le troisième morceau sur la grosse caisse et le morceau part illico dans un développement free, porté par le soprano de Portal, créatif à souhait, soutenu par un Hays qui alterne pédales et ostinatos. Ballard prend ensuite un chorus d’anthologie qui débouche sur une ballade binaire tranquille…


Avant d’entamer le quatrième morceau de la soirée, Portal prend la parole pour remercier le public d’être venu si nombreux : « ça fait plaisir ». L’artiste explique ensuite la démarche de ce trio qui n’a pas encore joué beaucoup ensemble. Chacun vient avec des partitions et le trio fonctionne sur une écoute mutuelle attentive, pour pouvoir jouer collectivement sur le même terrain… Comme à son habitude, Portal aime les rencontres musicales et se mettre en danger ! Il présente le thème suivant en expliquant qu’il l’a écrit deux jours auparavant, qu’il n’y a pas de mélodie et que c’est un jeu abstrait : « ça m’amuse beaucoup l’abstrait… En fait ça fait faire des choses qu’on ne pourrait pas faire dans un truc classique, dans le jazz évidemment ». Après un prélude sombre d’Hays, « Abstrait » s’envole dans une mosaïque de notes jouée par la clarinette basse et le piano, sur les cliquetis de la batterie. Le morceau se développe ensuite entre des cascades free de Portal et d’Hays et des stop-chorus broussailleux de Ballard. C’est court et amusant !


Décidément très en verve et communicatif, Portal revient sur « Abstrait » et introduit « Max mon amour » : « il y a beaucoup de notes, ça fait beaucoup de bruit, on le sait… En fait c’est pour sortir de certaines choses que je joue… On me dit, tu fais de la mélodie maintenant… Avant j’ai fait de la free music, mais bon, après je suis passé peut-être dans la mélodie… C’est comme si on n’avait pas le droit de faire ce qu’on veut… On me dit, t’es ringard si tu fais de la mélodie… Je vais jouer moderne… Alors si vous voulez je vais jouer beaucoup de notes… Je vais jouer comme autrefois… Ça m’est égal complètement… Donc là, « Abstrait » ça me plaît… Mais ce n’est pas pour toutes les oreilles, ça c’est certain ! Alors peut-être « Max mon amour » pour changer ». Je le joue souvent… ». Après un passage cristallin et des vibratos, le Fender Rhodes joue une pédale tandis que la batterie installe un rythme léger et entraînant. Dans ce décor, la clarinette en si bémol de Portal égrène une jolie mélodie entre fête foraine et nostalgie. Même s’il continue de swinguer, le trio ne peut s’empêcher de développer le thème dans une veine libre et nerveuse… Ballard enchaîne sans transition sur un solo de tablas énergique, bientôt relayé par la grosse caisse. La suite du solo, à base de roulements vifs ponctués par les martèlements sur la grosse caisse, monte en puissance et plante un décor dansant qui, visiblement, ravit Portal. Le soprano lance un thème rapide et vif dans un esprit pasodoble, fandango… encouragé par les palmadas d’Hays. Le morceau chauffe la salle qui redouble d’applaudissements et rappelle le trio.

Portal explique le choix du bis : « j’aime bien jouer des thèmes que j’ai joué à la clarinette basse à Minneapolis… Un thème qui s’appelle « Judy Garland »… Qui n’a rien à voir vraiment avec Judy Garland, je ne crois pas… Mais je ne savais pas qu’elle était née là-bas… Je suis rentré dans un restaurant, il y avait sa photo en grand… Je dis « Tiens ! Judy Garland » et on me dit « Oui elle est née ici ». Oui, d’accord, bon… Et voilà… Je vais le jouer parce que c’est très sympa… ». Avant d’exposer a capella ce superbe thème-riff qui figure sur l’album Minneapolis, sorti en 2001, avec Tony Hymas au piano, Sonny Thompson à la basse et Michael Bland à la batterie, Portal souffle doucement dans sa clarinette basse, comme un air tibétain. La batterie se met au diapason de la clarinette basse, tandis que le piano joue des lignes élégantes en contrepoint. Portal enlève ensuite son bec pour chanter dans le corps de la clarinette une complainte déchirante. La version du trio de « Judy Garland » possède un caractère dramatique qui, vu l’ovation, touche le public. Le deuxième rappel, présenté par Hays, n’est autre que « Sonny Room For Two » de Sonny Rollins, enregistré par le pianiste dans For Heaven’s Sake, disque sorti en 2005, avec Doug Weiss à la contrebasse et Bill Stewart à la batterie. Portal est repassé à la clarinette en si bémol et les trois musiciens donnent une interprétation du morceau dans un style néo-bop, somme toute plutôt classique. Jamais deux sans trois : pour le dernier rappel le trio joue un blues signé Hays. Le piano et la batterie jouent gras, sourds, lancinants… bien bluesy. Portal et sa clarinette basse, sans doute moins à l’aise dans cet idiome et peut-être légèrement fatigués après une heure trente de concert non-stop, glissent des traits discrets en contre-chant.


Le concert de Portal, Hays et Ballard est passionnant de la première à la dernière note. Il s’y passe toujours quelque chose : de l’inattendu, des dialogues savoureux, des mélodies attachantes, des rythmes entraînants, des embardées hardies… Vivement que Promises grave sa musique !


Pas facile de continuer sur une si belle lancée, mais comme Bessière a eu le flair de programmer l’octet de Steve Lehman le 5 novembre, il y a fort à parier que « les promesses d’inouï » ne font que commencer !