H3B enflamme l’Ermitage
Le 6 décembre le studio de l’Ermitage accueille H3B, projet deDenis Badault avec Sébastien Boisseau à la contrebasse, Régis Huby au violon et Tom Arthurs à la trompette. Ce concert est l’occasion de présenter la sortie du disque éponyme, publié chez Abalone .
Les musiciens finissent de dîner tranquillement pendant que la salle se remplit lentement, dans une ambiance décontractée et amicale. Une assiette campagnarde et une bouteille de Colombelle (vif, fruité… et frisant, comme le souligne Guy Tard, illuste ami porté sur les ceps et les croches) plus tard, le concert peut commencer.
Le quartet H3B est original : violon, piano, contrebasse et trompette. Si l’absence de batterie est monnaie courante dans les duos, voire les trios, en revanche c’est plus rare dans un quartet. Ce choix est déterminant pour la musique du quartet, à commencer par le traitement du rythme. Pour garder une pulsation dynamique, les quatre musiciens s’échangent et / ou superposent des motifs rythmiques. Ces va-et-vient exigent une mise en place sophistiquée. Par ailleurs le quartet a un son d’autant plus chaleureux qu’il joue sans amplification et toutes les voix se font entendre car il n’y a pas de « course » à la puissance sonore. La configuration d’H3B permet également un jeu subtil de nuances dans la lignée de la musique contemporaine. Impression renforcée par la connivence, l’écoute et les interactions entre les musiciens.
H3B joue les six compositions du disque, toutes signées Badault. L’architecture de la plupart des morceaux rappelle la musique classique, mais aussi Martial Solal : chaque pièce, d’une durée assez longue (sept minutes en moyenne), se décompose en différents mouvements (climats ?) qui s’enchaînent et exigent beaucoup d’exactitude de la part des musiciens.
Badault alterne agrégats, bruitages et jeu dans les cordes à la manière des contemporains, mais aussi ostinato, syncopes, rifs et pompes dans la tradition du jazz. En
bref une modernité bien ancrée sur les fondamentaux, un jeu diversifié et enjoué. Même s’il joue sur la contrebasse de Michel Bénita (il a cassé la sienne), Boisseau garde un son superbe, grave, dense et puissant. Son sens du rythme et du tempo fait des merveilles dans ce quartet sans batterie. Mélodieux et toujours plein de swing, le contrebassiste est l’auteur de chorus captivants. Sa complicité avec Badault, notamment dans les allées et venues entre des lignes modernes et des motifs de walking contribue largement à la cohérence du quartet. A l’instar de ses comparses, Huby navigue également entre jazz et musique contemporaine ; sa démarche musicale a des points communs avec celle de Dominique Pifarély. Le violoniste complète la palette sonore du quartet : son brillant, phrasé d’une grande précision, développements intéressants (le jeu autour de la Chaconne dans l’introduction de « Doubles cordes ») et utilisation astucieuse des effets du violon (pizzicato, martelés, bariolages, sauts, rythme sur la table…). La sonorité claire, le jeu souple et nuancé et l’articulation rigoureuse d’Arthurs collent parfaitement avec l’esprit musical d’H3B. D’autant plus que le trompettiste a des bonnes idées (« La contine des hauts ») et un sens de la répartie affûté (« Des mots tombent »). Sans oublier que le contraste entre le cuivre et les cordes donne du relief au quartet et ouvre des horizons.
bref une modernité bien ancrée sur les fondamentaux, un jeu diversifié et enjoué. Même s’il joue sur la contrebasse de Michel Bénita (il a cassé la sienne), Boisseau garde un son superbe, grave, dense et puissant. Son sens du rythme et du tempo fait des merveilles dans ce quartet sans batterie. Mélodieux et toujours plein de swing, le contrebassiste est l’auteur de chorus captivants. Sa complicité avec Badault, notamment dans les allées et venues entre des lignes modernes et des motifs de walking contribue largement à la cohérence du quartet. A l’instar de ses comparses, Huby navigue également entre jazz et musique contemporaine ; sa démarche musicale a des points communs avec celle de Dominique Pifarély. Le violoniste complète la palette sonore du quartet : son brillant, phrasé d’une grande précision, développements intéressants (le jeu autour de la Chaconne dans l’introduction de « Doubles cordes ») et utilisation astucieuse des effets du violon (pizzicato, martelés, bariolages, sauts, rythme sur la table…). La sonorité claire, le jeu souple et nuancé et l’articulation rigoureuse d’Arthurs collent parfaitement avec l’esprit musical d’H3B. D’autant plus que le trompettiste a des bonnes idées (« La contine des hauts ») et un sens de la répartie affûté (« Des mots tombent »). Sans oublier que le contraste entre le cuivre et les cordes donne du relief au quartet et ouvre des horizons.
Résolument moderne, la musique d’H3B fait fi des clivages. Tant au niveau de l’instrumentation que de l’écriture, H3B est un quatuor de musique contemporaine tombé dans la marmite du jazz… à moins que ce soit l’inverse, mais dans tous les cas la potion reste magique !
Un grand merci à Dominique Abdesselam pour sa confiance, et à Guy Tard pour son amitié.
Le Jazz orphelin de l’Afrique – René Langel
En 2001 René Langel publie Le jazz, orphelin de l’Afrique chez Payot. L’auteur y expose une thèse controversée : « dire [dès lors] que le jazz est d’origine africaine est un non-sens. Il ne peut être que négro-américain, authentiquement, sublimement » (p. 245). Le Jazz orphelin de l’Afrique s’attache donc à démontrer que le jazz ne doit rien à l’Afrique et que c’est une forme d’expression musicale créée de toute pièce par les noirs-américains à partir d’éléments présents en Amérique.
Langel est un journaliste suisse, rédacteur en chef du magazine Hot-Revue après la guerre. Il a également enseigné l’histoire du jazz et s’est illustré comme co-fondateur, en 1967, du Montreux Jazz Festival avec Géo Voumard etClaude Nobs.
L’avant-propos, confié à Jean-Louis Ferrier, critique d’art, enseignant, éditeur, journaliste et volontiers pamphlétaire, reprend dans les grandes lignes la démonstration de Langel. Le texte de Ferrier résume bien le livre, malgré quelques imprécisions : l’ODJB – orchestre blanc - a peut-être « volé » le jazz aux noirs en gravant le premier disque de l’histoire de cette musique, en 1917, mais il aurait fallu préciser que « King » Oliver avait refusé une proposition d’enregistrement l’année d’avant ; ou encore que la trompette coudée n’est pas tant le fait d’une facétie de Dizzy Gillespie que la conséquence bien exploitée d’un fessier posé n’importe où…
Le Jazz orphelin de l’Afrique est découpé en seize chapitres et, grosso modo, trois parties : l’histoire de l’esclavage (neuf chapitres et quatre-vingt quatre pages), la préhistoire du jazz (cinq chapitres et soixante-neufs pages) et l’histoire du jazz (deux chapitres et cent pages). Le tout est précédé d’une introduction (vingt-cinq pages) qui synthétise le livre. Écrit dans un style neutre et imprimé en gros caractères, Le jazz orphelin de l’Afrique se lit rapidement.
Les trois parties du Jazz orphelin de l’Afrique servent d’argumentaire à la démonstration de Langel et vulgarisent l’histoire de l’esclavage et du jazz, mais le fonds de l’ouvrage est condensé dans l’introduction.
La « décultuturation » des esclaves
La théorie de Langel repose sur la « déculturation » des esclaves : coupés de leurs racines et éparpillés, les esclaves ont oublié leur passé africain. Phénomène exacerbé par « l’extrême diversité des peuples et des ethnies du continent noir », car c’est précisément cette « diversité qui sera responsable au premier chef de l’incommunicabilité des esclaves entre eux lors de leur déportation en Amérique du Nord et de leur amnésie culturelle ». Cette conclusion peut sembler un peu hâtive et son antithèse est tout aussi plausible. À la lumière de la plupart des exemples de déportation de populations, il peut paraître douteux que des hommes et des femmes dans la force de l’âge éradiquent intégralement leur passé, leurs traditions et leur culture parce qu’ils ont été déplacés et vivent dans des conditions souvent abominables. Langel distingue la culture développée par les esclaves déportés en Amérique centrale et du sud, qui avaient davantage de libertés et ont conservé leurs traditions pour créer une culture afro-américaine, et celle des esclaves d’Amérique du nord qui, « née dans la vacuité après destruction des références africaines, grandie dans la contrainte à la survie d’un milieu hostile et frustrant, s’est inventée par emprunt, par imitation, par dérision. Cette culture, orpheline de l’Afrique, mais authentiquement nègre dans son fonctionnement, nous la nommerons negro-américaine » (p. 16). C’est peut-être un peu expéditif de supposer que les esclaves d’Amérique Central et du Sud ont été mieux traités que ceux d’Amérique du Nord. Par ailleurs pourquoi distinguer culture « afro-américaine » et « negro-américaine » ? En effet, compte tenu du contexte, « afro-latine » et « afro-américaine » semble plus pertinent : le point commun de ces deux cultures reste l’origine africaine des esclaves.
Naïveté et création
Au fil des pages Langel insiste sur le rôle de la soi-disant naïveté des esclaves dans la naissance du jazz. Il parle « d’une polyphonie naïve » (p. 11), de « maladresse inventive » (p.12), voire de « stade infantile » (p. 36). L’auteur écrit également : « on appellera cela le swing dès lors qu’une première brutalité naïve aura fait place au raffinement » (p.12). Phrase ambigüe s’il en est, avec ce « on » bien vague et cette étrange affirmation : la « première brutalité naïve » (pourquoi « naïve » ?) aurait, sous l’effet d’un « raffinement » (pourquoi pas une « appropriation » ou une « réminiscence » ?), aboutit au « swing ». Langel enfonce davantage le clou en écrivant que le jazz serait issu du « génie de l’innocence bafouée » (p. 36) et oppose « l’arrogance blanche et [de] l’ingénuité noire » (p.36). La naïveté n’est pas présente uniquement dans l’essence du jazz puisque, selon l’auteur, les esclaves ont embrassé la religion des blancs avec la même ingénuité : « maintenus dans un profond dénuement intellectuel faute d’instruction, ils accédaient à la révélation, à l’adhésion totale et sans réserve par intuition et en toute spontanéité » (p.149). Le « dénuement intellectuel » serait la cause de ce retour en enfance (p.144) qui, au passage, explique les croyances superstitieuses, fortement répandues chez les esclaves. Mais pourquoi ne serait-ce pas plutôt une trace de leurs origines africaines ? Par ailleurs Langel affirme que « le petit de l’humain apparaît [ainsi] comme un prématuré de douze ans car ce n’est qu’à cet âge, si l’apprentissage s’est bien déroulé, que le système nerveux supérieur est complètement constitué » (p.144). Est-ce considérer que les esclaves adolescents et adultes noirs amenés sur le sol américain n’étaient pas « complètement constitués » ? Le journaliste suisse finit par écrire qu’« avec les Blancs et malgré eux, l’Amérique noire avait inventé une nouvelle musique » (p.149). En résumé, selon Langel, la maladresse, l’ignorance, l’ingénuité, la naïveté… des esclaves noirs appliquées à la musique blanche auraient donné naissance au jazz.
Du bruit au jazz
La thèse de Langel semble se nourrir d’un évolutionnisme « européocentrique » quelque peu dépassé : le mérite du jazz « est d’avoir pérennisé, figé dans le temps, un mode archaïque que la communauté blanche avait abandonné au gré d’une initiation musicale en constant progrès » (p.186). D’ailleurs l’auteur explique que dans les musiques primitives la « fonction d’utilité l’emporte sur celle du ravissement » (p.24), mais qu’en évoluant, comme le jazz, elles peuvent passer du côté de l’art. Cette idée d’évolution de l’utile vers l’agréable se retrouve aussi quand Langel compare les esclaves noirs à des enfants qui découvrent que le son, c’est du bruit évolué (p. 187). Les références de l’auteur sont également marquées par l’évolutionnisme, à l’image de la théorie d’Edgar Willems (Le jazz et l’oreille musicale - 1968), citée abondamment, et qui distingue notamment différents stades d’écoute : « d’abord l’oreille primitive », ensuite « l’oreille mélodique, d’un stade plus avancé […] Nous pouvons dire des Occidentaux qu’ils ont une oreille mélodique » , puis « l’oreille classique [qui] est une oreille harmonique », pour terminer par « l’oreille moderne » (p. 22).
Un passé européen
Quand Langel s’attaque à la partie musicologique, la démonstration pèche un peu par manque de précision dans l’analyse, notamment par rapport à un Gunther Schuller qui défend peu ou prou l’antithèse dans Le premier Jazz – Des origines à 1930 (cité dans la bibliographie, mais pas dans Le Jazz orphelin de l’Afrique) avec des armes analytiques mieux fourbies.
Sous prétexte de « déculturation », Langel fait partir toutes les racines du jazz de transformations par les esclaves des traditions musicales européennes. Par exemple : les negro-spirituals, le blues, le ragtime… appartiennent à la tradition européenne puisqu’ils appartiennent tous au système tonal (discutable, en particulier pour le blues), alors que la musique africaine est essentiellement modale. Il constate également que les rythmes de ces musiques sont binaires alors qu’en Afrique, la polyrythmie est de mise. Mais le phrasé ternaire et les modes, que nous retrouverons dans le jazz, ne sont-il pas justement la trace d’une réminiscence africaine ajoutée à ce brouet européen primitif ?
Le rythme et l'intonation
Langel s’attache à montrer que le jazz n’a rien créé de nouveau par rapport à la musique européenne en terme d’harmonie, de mélodie et de rythme (p. 25 à p. 28). Sur ce dernier point Schuller écrit : « Le rythme et l’intonation sont les éléments qui, de toute évidence, distinguent le jazz du reste de la musique occidentale » (p. 5). Intéressant de voir que là où Langel minimise le rôle de la syncope qui existe dans les folkloreseuropéens, Schuller, lui, explique judicieusement que la différence principale, c’est que dans la musique européenne la syncope est « un embellissement du temps fort » alors que dans le jazz elle accentue les temps faibles. Et Schuller d’insister sur l’importance du rythme dans la musique africaine qui prend le pas sur les autres composantes : « la musique africaine, percussions comprises, est entièrement contrapuntique et essentiellement fondée sur des relations polymétriques et polyrythmiques. » (p. 21). Autant de caractéristiques qui se retrouvent dans le jazz : le rythme en jazz est marqué par le « swing » et la « démocratisation des valeurs rythmiques » et « ces deux caractéristiques proviennent exclusivement d’antécédents musicaux africains ». Schuller définit le « swing » comme un savant dosage entre accentuation / inflexion et fluidité / impulsion. Langel, lui, utilise l’analyse d’André Hodeir (p. 29) qui définit le swing comme une confrontation entre le mètre battu par la section rythmique (« infrastructure rythmique ») et le rythme de la mélodie (« surperstructure rythmique ») et résume sa vision : « cet appel à la danse, au mouvement, au gestuel, n’est autre que le swing, expression naturelle du primitivisme humain, celui d’un peuple arraché à sa terre, asservi, condamné aux seuls travaux manuels les plus féroces, maintenu pendant trois siècles au degré zéro de l’instruction et de la culture » (p. 30).
Schuller insiste sur les similitudes entre « l’intonation » dans la musique africaine et dans le jazz ; Langel, lui, reconnaît que le jazz est « une musique de tradition orale, empreinte d’une grande liberté d’interprétation dans la paraphrase et les inflexions » (p. 126), mais rattache encore cette caractéristique à la musique européenne… du XVIIe et du XVIIIe (sic !) : « exécution approximative faite de maladresses rattrapées dans l’approche de la note, glissandos montants et descendants, coulés, appoggiatures, mordants, vibratos, tous traitements déjà présents dans la musique anglaises des XVIIe et XVIIIe siècles, influencée elle-même par les écoles françaises et italiennes » (p. 186).
Les notes bleues
A l’instar des passages sur le rythme, l’analyse de la blue note semble bien légère : une lecture attentive de La partition intérieure deJacques Siron (cité dans la bibliographie, mais pas non plus dans la thèse) sème le doute sur certaines affirmations de Langel. Là où Siron, et la plupart des musicologues, reconnaissent le rôle primordial de la note bleue dans le blues bien sûr, mais aussi dans l’approche harmonique du jazz, Langel en minimise l’impact : « considérons-la donc comme unesimple note additionnelle à laquelle on peut recourir ou non selon les circonstances » (p. 27) et va jusqu’à la comparer à une « petite dentelle ». Quand il écrit que « la note bleue n’attente pas à la fonction de l’accord majeur », il est difficile d’être entièrement d’accord. Siron remarque par exemple que « la plupart des musiques africaines sont basées sur des gammes pentatoniques non tempérées. Leur rencontre avec la gamme diatonique majeure a provoqué un conflit sur certains degrés, qui a abouti à des compromis, les blue notes » (p. 482) et de montrer que les blues notes génèrent une « ambiguïté modale » caractérisée par « une superposition du mode mineur sur le mode majeur » (p. 486). Langel reconnaît quand même que la note bleue « crée un climat très particulier, celui du blues », mais il ajoute, un peu péremptoire, que le blues, « dans ses formes, [il] affirme sa filiation avec l’univers tonal européen de manière trop marquée pour que le doute puisse subsister » (p. 175) et va même jusqu’à écrire que « le blues porte en lui, dans sa structure fondatrice même, sa genèse, cette antiphonie responsoriale venue du fond des âges judéo-chrétiens, née naturellement de l’illettrisme et de sa conséquence, la tradition orale » (p. 177). Comme pour « l’intonation » originaire des musiques européennes du XVIIe et du XVIIIe, la gamme du blues serait née des modes ecclésiastiques d’avant la Renaissance (p.184) !
Improvisation, instruments et autres
D’autres caractéristiques du jazz, dont l’origine pourrait être issue des traditions musicales africaines, sont analysées sommairement. Langel survole, par exemple, le rôle de l’improvisation, pourtant primordial, et affirme que « prendre ses distances avec la mélodie, s’adonner systématiquement à la paraphrase n’est pas un mode spécifiquement vocal mais une manière de compenser une technique chancelante, qu’elle soit vocale ou instrumentale » (p. 219 – 220). Selon l’auteur le banjo est un instrument dérivé du tambourin plutôt que d’un « cordophone » africain (p. 158-159) et « la batterie, une invention venue du cirque » (p. 217). Emportée par son idée, Langel accumule des raccourcis un peu systématiques (p. 17 et 128) : les noirs américains se sont inspirés de la musique européenne pour l’antiphonie (peut-être, mais elle existait aussi en Afrique) ; les noirs américains ont repris la gamme pentatonique et dérivées (hexatonique et heptatonique) présentes dans la musique du XVIIe en Europe (peut-être, mais elles existaient aussi en Afrique) ; même conclusion pour les « worksongs » et jusqu’aux danses des noirs américains qui auraient été inspirées par celles des indiens (p. 233)…
La genèse du cake-walk est une autre image d’Épinal : « dans leur grand salon, entourés de quelques amis, un couple de planteurs s’exerce à la contredanse et à la gigue […] Derrière la porte fenêtre, quatre yeux blancs sur fond noir, écarquillés, observent ces Blancs stupides qui lèvent la jambe et se lancent dans des gambades frénétiques. Les yeux blancs sont bientôt huit puis douze. On ne parle que de cela le lendemain dans les champs de coton et le soir dans les masures à esclaves. On en parlera tant, on en rira tant que le dimanche quelques jeunes se prendront à imiter, en la caricaturant, cette danse sauvage. […] Ils y ajouteront la lascivité de mouvements provocants du bassin » (hérité d’on ne sait où) (p. 151).
Le Jazz orphelin de l’Afrique comporte quelques imprécisions et erreurs : en 2001, plus personne ne parle de Thelonius Monk (s’il a pu être écrit avec cette orthographe dans les années 40, son prénom, même en anglais, est bien Thelonious) ; Billy Eckstein avait américanisé son nom en Eckstine pour diriger ses orchestres ; Dizzy Dillespie (p. 264), Kenny Clark (p. 267) et Cab Callaway (p. 262) sont écorchés par des coquilles ; écrire systématiquement « Rythm and Blues » (p. 268 – 279, 288, 291) est étonnant de la part d’un journaliste éclairé ; quant à qualifier les « Black Muslims » de secte (p. 35), c’est un amalgame un peu rapide : l’auteur voulait peut-être parler de « Nation Of Islam ». Cela dit, dès l’introduction, Langel a prévenu les lecteurs sur son approche : « un travail de généraliste qui consiste à prendre de l’altitude pour donner un sens à des connaissances de spécialistes, certes pertinentes, mais désarticulées jusque là… » (p. 15). Ce qui est dommage dans la démarche de l’auteur, c’est une sorte de refus de la dialectique : les antithèses ne sont qu’effleurées, les « spécialistes » contradictoires ne sont pas cités et les documents historiques qui ne vont pas dans le « bon sens » sont rejetés : « de tels témoignages sont d’autant plus sujets à caution qu’ils sont puisés dans les récits de citadins érudits » (p. 130).
Le free jazz
Ferrier fût subjugué par le concert d’Albert Ayler à « New Port » (sic) en 1967 : « sa musique m’atteignit avec une sauvagerie qui me rappela celle du Hot Five de Louis Armstrong » (p. 10). A l’inverse quand il évoque le free jazz, Langel parle d’« antiijazz » (p. 286) et voit en lui une réaction des musiciens noirs devant la soit disant appropriation de leur musique par les musiciens blancs : « il fallait détruire tout ce qu’on pouvait devoir aux Blancs, même ce jazz qu’ils avaient volé à cette race qui n’était pas la leur » (p.14). Adoptant une position extrême, l’auteur constate que « la joyeuse cacophonie néo-orléanaise s’est muée en cacophonie enragée » (p. 287) et va même jusqu’à évoquer un « retour au degré zéro de la musique… » (p. 287). Et de conclure sur un raccourci un peu brouillon : « cette antimusique devait déboucher sur un pseudo-retour aux sources africaines avec l’avènement de modalisme, à l’honneur par ailleurs dans nombre de folklores du monde. John Coltrane et les nombreux disciples qu’il suscita en sont un exemple. Aujourd’hui encore, l’antagonisme persiste. On n’écrit pas « negro-américain », mais « afro-américain ». Et les Noirs revendiquent haut et fort les sources africaines du jazz. D’autant plus confortés dans cette idée univoque que nombre de commentateurs ne manquent pas de propager sur le sujets des informations approximatives ou franchement erronées » (p. 14).
Les sources
Langel propose une abondante bibliographie répartie entre les ouvrages sur l’histoire de l’esclavage et ceux sur le jazz. Les sources sur l’esclavage sont malheureusement datées (les trois-quarts avant 1970) et ne permettent pas à l’auteur de tenir compte des nombreuses recherches menées sur les Afro-américains et l’Afrique à partir des années soixante-dix. La démonstration de Langel s’en ressent car ses bases, évolutionnistes, donnent au Jazz orphelin de l’Afrique un parfum de vieillot, un peu comme si cet ouvrage, publié au vingt-et-unième siècle, avait été écrit au mitan du vingtième. En revanche la liste des ouvrages sur le jazz est relativement complète, même s’ils sont peu exploités dans les raisonnements. Finalement Le Jazz, orphelin de l’Afrique n’évite pas le travers qui guette les thèses à contre-courant : à force d’opposition systématique, elle tombe dans un extrémisme souvent peu crédible. Quand Ferrier écrit dans l’avant-propos que Le jazz orphelin de l’Afrique aurait pu s’intituler « Le jazz libérateur », il lance un axe de réflexion qui, sur la base des recherches de Langel, aurait sans doute débouché sur des réflexions plus fructueuses.
La dernière phrase du Jazz orphelin de l’Afrique reflète parfaitement l’esprit du jazz et fait regretter que Langel n’ait pas eut cet état d’esprit pour l’ensemble du livre. A l’évocation des multiples facteurs qui influencent le jazz d’aujourd’hui, il constate judicieusement qu’« il ne fait pas de doute que le jazz trouvera dans ce climat voué aux extrêmes une manière nouvelle, créatrice et prophétique, de mettre la vie en musique. Il est né de cela, il en vivra encore ». (p. 293).
Le livre
Le Jazz, orphelin de l’Afrique
René Langel
2001
Éditions Payot & Rivages
315 pages
Prix indicatif : 20 €
René Langel
2001
Éditions Payot & Rivages
315 pages
Prix indicatif : 20 €
Danzas met le feu à l’Ermitage
A l'occasion de la sortie de Fiesta Nocturna, Jean-Marie Machadoet Danzas se sont produits sur la scène du studio de l'Ermitage , les 23 et 24 novembre 2010.
Après avoir erré dans les méandres du Xe et du XXe arrondissement, d’une impasse à un sens interdit et d’une route barrée à une déviation, voici le studio de l’Ermitage, qui n’a pas volé son nom. Ancien atelier (ou usine) transformé en salle de spectacle, l’Ermitage est un espace agréable avec de beaux volumes (comme dirait un agent immobilier). Une vaste salle surplombée d’une coursive, l’indispensable bar-du-fond, une scène surélevée pour assurer une bonne visibilité, des chaises pliantes confortables, et des tables pour poser sa chope : tout est réuni pour écouter un concert dans d’excellentes conditions.
Fort du succès du sextet Andaloucia, Machado a monté le nonet Danzas pour interpréter un répertoire qui joue avec les danses populaires. A la trompette et au bugle : Clauss Stötter. Hôte du Quartet Lyrisme et d’Andaloucia, Stötter est aussi un ancien de l’O.N.J. (Denis Badaultet Laurent Cugny) et soliste au NDR Big Band de Hambourg. Georgi Kornazov est au trombone : autre membre d’Andaloucia, Kornazov s’est également illustré avec le Strada Sextert d’Henri Texier, feu le Vienna Art Orchestra ou ses propres groupes (Horizons Quintet et le trio Kornazov – Codjia - Tamisier). Inutile de présenter le tubisteFrançois Thuillier, déjà compagnon de Machado dans le Septuor Vibracordes des années 90. Membre éminent de l’O.N.J. de Daniel Yvinek et passé par les rangs du CNSMDP, Joce Mienniel joue des flûtes traversières. Autre diplômé du CNSMDP et archi connu de tous, Jean-Charles Richard se charge des parties de saxophones (soprano et baryton). Nicolas Larmignat – A suivre… X’tet de Bruno Régnier, quintet de Stéphane Oliva, Rigolus etc. - est derrière les fûts. Musicien du Bundesjazzorchester sous la direction de Peter Herbolzheime dans les années 90 et journaliste à la Bavarian Public Radio, Henning Sieverts tient la contrebasse. Le bayonnais Didier Ithursarry, figure-clé de l’accordéon contemporain, joint ses touches et son soufflet à Danzas. Enfin, Machado dirige l’orchestre depuis son piano. Inutile de préciser qu’avec huit musiciens aussi expérimentés, Machado dispose d’un groupe de premier ordre, idéal pour développer ses idées et proposer une musique créative.
L’Ermitage fait salle comble pour écouter le programme du dernier disque de Danzas : Fiesta Nocturna. Pendant une heure et demie l’orchestre joue tous les morceaux de l’album et « Paso para empezar » en bis. Machado a gardé l’ordre du disque sauf « Pizziche Tarantate » et « Tangrock » qui ont été intervertis. Pour entamer le concert le choix est judicieux car la morsure de la tarentule est une entrée en matière plus lisible qu’un tango rock et libre.
Les musiciens apportent chacun leur pâte aux morceaux. Toujours subtil, Ithursarry complète avec originalité la palette du piano pour accompagner les solistes (« Cantamarruecos ») et, instrument oblige, joue en solo une valse élégante et vaguement triste (« Little Dog Waltz »). Sieverts a le son grave et puissant qu’il faut pour faire entendre sa ligne de basse robuste, variée et toujours chaloupée. Son chorus dans « Chinese Reggae » est particulièrement réussi : à la fois rythmé et mélodieux. Dans la famille des batteurs énergiques, Larmignat gagne à être connu : toujours sur la brèche, il swingue allègrement, stimule les solistes et varie copieusement son jeu, à l’instar du solo raffiné, aux mailloches, dans « Preludium ». Avec son comparse Sieverts, ils forment une paire rythmique solide et précieuse qui met parfaitement en valeur la musique de Danzas. Mienniel fait preuve de beaucoup d’expressivité comme dans les passages soufflés (« Pizziche Trantane ») ou multi-phoniques (« Paso Oscuro ») et, de sa belle sonorité ronde, il surligne les rifs des soufflants. Évidemment, le bon gros son du tuba épaule naturellement la ligne de basse (« Paso para empezar »), mais ils sont rares les tubistes qui, comme Thuillier, arrivent à libérer cet instrument de son côté « éléphantesque », en jouant notamment sur les contrastes de timbre, de tessiture et de rythmes, comme dans le solo dans « Cantamarruecos ». Kornazov a le trombone à coulisse qui gratte et ne veut pas se laisser aller au rôle accroche-cœur qui sied si bien à la splendide sonorité grave et velouté de son instrument. Très mobile et vivant, son jeu virevolte (« Tangrock ») et se débride dès que possible (« Chinese Reggae »). Richard a toutes les qualités requises pour son rôle de numéro 10 (premier soufflant dans une équipe de football) : l’attention et le sens du placement. En solo, il promène sa liberté au bout de son saxophone baryton avec une aisance confondante (« Pizziche Tarantate ») et, ouvert tout azimut, il saisit de son soprano la moindre idée musicale (« Reel’n Roll »). La sonorité chaleureuse, la précision du jeu et la clarté du phrasé, tant au bugle (« Sarabande ») qu’à la trompette (« Tangrock »), font de Stötter un soliste hors norme. Son intelligence du jeu (contraste des chorus dans « Paso para empezar ») et son assurance en font également un musicien de pupitre précieux (« Paso oscuro »). Machado a les idées claires : la Fiesta nocturna est cohérente du premier au dernier morceau et peut se présenter comme une suite. Il mène le bal avec tact : son piano écoute l’orchestre, penche davantage vers le rythme que la mélodie et indique les directions à prendre avec souplesse. A aucun moment il n’accapare le devant de la scène. L’introduction en solo de « Preludium » au piano préparé entre musique contemporaine et berceuse est particulièrement réussie.
La musique de Machado est jubilatoire avec des caractéristiques bien marquées :
- Une architecture élaborée, essentiellement polyphonique, des structures rythmiques multiples et un équilibre entre les voix qui exige une parfaite mise-en-place ;
- Une énergie et un enthousiasme portés par l'esprit de la danse. Une musique qui bouge certes, mais sans jamais tomber dans la facilité grâce à la personnalité des musiciens et la « créativité sérieuse » de Machado.
- Comme les big bands de la grande époque, Machado sculpte la matière sonore à la mesure de ses musiciens pour développer des climats. Il s'appuie sur des rifs sophistiqués, il marie les sonorités, il utilise les chorus pour mettre en valeur les qualités des musiciens, il donne à la section rythmique un rôle essentiel de pulsation...
- Le répertoire de Fiesta Nocturna s’inscrit clairement dans « les musiques savantes », auxquelles viennent se greffer avec beaucoup d’humour des éléments de musique populaire : folklore irlandais, rock’n roll, reggae, sarabande, valse, tango etc. Même si la musique de Machado est complexe, les morceaux gardent toujours un air familier qui la rend accessible à tous.
Puissante, enthousiaste et sophistiquée, Fiesta nocturna peut s’écouter sans modération et galvaniser les foules… de 0 à 100 ans !