Avitabile – Romano – Texier au Sunside
Les heureux vacanciers restés à Paname au mois d’août ont pu assister à Pianissimo. Dans le cadre de ce festival, le Sunside a programmé des pointures : Enrico Pieranunzi, Giovanni Mirabassi, René Urtreger, Alain Jean-Marie, Yaron Herman… et bien d’autres. De quoi régaler les amateurs.
Les 30 et 31 août, c’est devant des salles combles que Franck Avitabile clôture ces réjouissances estivales. Pour l’occasion il réunit un trio qui lui tient à cœur, en compagnie de deux monuments du jazz européen : Henri Texier à la contrebasse et Aldo Romano à la batterie. Romano et Texier sont des complices de longues dates et leur célèbre trio avec Louis Sclavis fait date. Depuis quelques années, Avitabile et Romano se retrouvent régulièrement, avec le souvenir deMichel Petrucciani en filigrane. En revanche Texier et Avitabile ont joué ensemble pour la première fois le 21 juin dernier, lors d’un superbe hommage rendu à Boris Vian, avec un combo monté pour l’occasion par Romano, avec Elise Caron au chant, Géraldine Laurentaux saxophones et Alex Tassel à la trompette.
Le 31 août, le trio joue deux sets d’une heure dix, composés chacun de neuf morceaux : des standards (« Caravan », « Autumn Leaves », « Billie’s Bounce »…), des compositions de Romano (« Il Camino », « Pasolini »), l’hommage coutumier à Petrucciani (« Little Piece In C For You »), un thème fétiche de Short Stories (« Childhood Memory ») et des pièces inédites. Le répertoire est habile : alternance judicieuse de morceaux vifs et de balades ; cocktail d’envolées bop, de parties plus free et de passages d’obédience classique ; combinaison de portions écrites et d’improvisations…
La qualité du trio qui saute aux oreilles, c’est l’équilibre. Équilibre des voix et des nuances. Équilibre des voix car, à l’instar des grands trios, le piano ne traite pas la contrebasse et la batterie comme des faire-valoir, mais bien comme des alter-egos solistes. Chacun a sa note à dire et les autres l’écoutent : le festival de Romano dans « Caravan » avec son introduction aux tambours (qui rappelle celle de Max Roachdans Money Jungle, avec Duke Ellington et Charles Mingus) et un puissant solo ; les jeux de construction - déconstruction d’Avitabile dans « Autumn Leaves » ; la musicalité subtile de Texier dans « Bleu » ou son impressionnant chorus dans « Billie’s Bounce ». Équilibre des nuances parce que les trois musiciens s’adaptent instantanément au propos des autres : un chabada subtil accompagne les solos de Texier ; la contrebasse brode autour de l’ostinato du piano (« Bleu ») ou dialogue ingénieusement avec lui (« Soul Light » - titre approximatif…) ; des « rim shot » ponctuent le chorus dynamique du piano. La musique circule en souplesse et les trois musiciens sont visiblement bien ensemble.
Romano (sans sa casquette Mao) appartient à la famille des « batteurs mélodiques libérés », un peu comme Paul Motian : un drumming varié, musical et accidenté qui privilégie l’atmosphère plutôt que la régularité rythmique. Il affectionne les ballades, les morceaux mélodieux (à l’instar des deux morceaux tirés de son dernier disque, Origines) ou la profondeur des tambours. Texier alterne avec à propos des passages en walking bass, des phrases chantantes, des rifs, des contrepoints… Ses solos époustouflants tiennent le public en haleine. A l’aise dans toutes les circonstances, le plaisir évident que Texier prend à jouer (les grognements qu’il laisse échapper pendant ses solos sont caractéristiques) est particulièrement communicatif. Un éclectisme de bon aloi, un sens du jeu aiguisé et une écoute attentive constituent les pièces maîtresses du piano d’Avitabile. Il s’est forgé un idiome personnel sur une base be-bop (Bud Powell et ses fulgurances), complétée des apports du piano contemporain (Keith Jarrett en maître de la tension suspendue) et enrichie des innovations du XXe (Claude Debussy toujours !).
Le bouquet final de Pianissimo méritait largement le déplacement. Le « free bop contemporain » du trio s’est révélé réjouissant de bout en bout. Le trio A.R.T. porte bien son nom et maîtrise sans complexe l’art du trio. Il n'y a plus qu'à espérer qu'il enregistrera un disque rapidement...
Le roi du jazz d’Alain Gerber
Le jazz n’est pas un thème fréquent dans la littérature de jeunesse, c’est le moins que l’on puisse dire. Saluons donc l’initiative d’Alain Gerber qui a écrit Le roi du jazz en 2004 pour les bambins, dès dix ans…
Gerber n’est plus à présenter : romancier, animateur radio, collaborateur chez Jazz Magazine et Diapason… Il est devenu l’un des hérauts du jazz en France.
Léon Randolph Jackson est noir, Noel Beider est blanc, mais les deux sont bleus : « chez nous à La Nouvelle-Orléans, en bas de l’Amérique, on ne dit pas qu’on est triste, on dit qu’on est bleu ». Léon et Noel sont amis et fascinés par un cornet exposé dans la devanture du « Steve’s Musicstore ». Le futur tuteur de Noel est un raciste ordinaire. Il réussit à brouiller les deux amis et faire envoyer Léon dans une maison de redressement à Bronxville. Léon y apprend son destin : il sera musicien. Entre temps, Noel a également embrassé une carrière de musicien. Un concours perdu injustement devient une aubaine : Léon se retrouve à Chicago avec King Buddy Joe, son idole. Il devient rapidement une pointure. Après une audition qui finit en pugilat, Léon retrouve son père et son ami… Tout est bien qui finit bien, et comme le dit Léon en conclusion : « j’ai appris une chose dans mon existence, et si nous étions ensemble en ce moment, je vous la jouerais sur mon cornet à pistons, plutôt que de vous l’écrire : le bleu est aussi l’une des couleurs de l’arc-en-ciel »…
Un scénario simple et efficace librement inspirée de la vie de Louis Armstrong : La Nouvelle-Orléans, un père qui quitte le foyer, le cornet à pistons offert par une famille blanche, la maison de redressement, le mentor King Buddy Joe (mélange de Joe King Oliver et de Buddy Bolden ou Buddy Petit), la remontée du Mississippi vers Chicago, puis l’orchestre à New York (avec Fletcher Henderson dans le cas d’Armstrong)… Sans oublier « Basin Street Blues », le morceau fétiche de Léon, hommage au « West End Blues » d’Armstrong. Le racisme - « j’ai versé en silence un océan de bleu : toutes les larmes que j’avais gardées prisonnières au fond de moi depuis le jour où j’avais compris que le noir n’est pas une couleur comme les autres » - et l’amitié viennent pimenter l’intrigue.
Gerber joue aussi sur une rencontre imaginaire entre Armstrong et une autre figure historique du jazz : Bix Beiderbecke. En effet, le nom de famille de Noel reprend les six premières lettres de celui du cornettiste blanc et Noel est un anacyclique de Léon, le premier prénom de Beiderbecke…
Écrit à la première personne dans un style parlé, Le roi du jazz est un récit vivant qui se lit rapidement. La proximité avec le lecteur est assurée par les nombreux dialogues, les familiarités qui émaillent le texte et l’emploi en alternance du présent et des passés.
Le Capitaine Lewis, professeur et protecteur de Léon à Bronxville, déclare : « Le son c’est quelque chose d’aussi personnel que la voix. Ne laisse jamais personne raconter que c’est parce que tu es noir, ou natif de La Nouvelle-Orléans, ou je ne sais quoi, que tu sonnes aussi bien. C’est seulement parce que tu es toi, petit, et que l’instrument t’a choisi. L’instrument ne choisit jamais au hasard ». Et c’est ainsi que le cornet à piston choisit Léon Randolph Jackson pour devenir Le roi du jazz…
Octobre 2005
Bayard Presse - Je Bouquine Roman
76 pages
Prix indicatif : 5,51 €
Bayard Presse - Je Bouquine Roman
76 pages
Prix indicatif : 5,51 €
Herman Leonard, l’élégance au service du jazz
Après le décès de William Claxton, mort en 2008, celui d’Herman Leonard , le 14 août dernier, marque la disparition de l’un des derniers photographes marquants du XXe, dont l’œuvre fût largement consacrée au jazz.
Né en 1923, fils d’immigrés roumains, Leonard découvre la photographie à neuf ans grâce à son frère. En 1947 il est diplômé en photographie à l’Université de l’Ohio. Il apprend son métier avecYousuf Karsh, l’un des maîtres du portrait. Encouragé par Karsh, Leonard ouvre un studio en 1948 à New-York. Ses clichés sont publiés par la plupart des magazines américains connus : Life, Esquire,Cosmopolitan, Play Boy etc. En parallèle Leonard photographie sa passion : le jazz. Jusqu’en 1956 il écume les clubs et prend des milliers de photos dont la plupart resteront dans les annales. En 1956 Marlon Brando l’engage comme photographe personnel pour l’accompagner dans un périple en Asie. Leonard s’installe ensuite à Paris où il travaille essentiellement pour la mode, la publicité, le photo-reportage… En 1980 il s’éloigne de la photo et se retire avec sa famille à Ibiza où il conçoit son premier livre : The Eye of Jazz, publié en 1985 par Hachette / Filipacchi. Désormais établi à Londres, la rétrospective de son œuvre sur le jazz organisée en 1988 par le Special Photographers Company est un tel succès qu’elle relance sa carrière. Tombé amoureux de La Nouvelle-Orléans, il y ouvre un studio en 1992. Leonard publie Jazz Memories en 1995, toujours chez Filipacchi. En 2005, l’ouragan Katrina détruit sa maison, son studio et près de huit mille photographies. Heureusement, les négatifs ont été préservés au Ogden Museum of Southern Arts. Leonard reprend ses activités à Los Angeles jusqu’à sa disparition.
A l’inverse de Claxton qui s’est attaché à photographier les musiciens de jazz dans leur contexte social ou artistique, Leonard penche davantage vers le portrait esthétique. Fixité des postures, précision des prises (perles de sueur, rires, regards, grimaces…), détails révélateurs (les célèbres volutes de fumée, les partitions, l’éclat des instruments…), jeux sur les noirs et blancs… Leonard a su saisir avec une remarquable acuité la personnalité de chaque artiste. La réédition par Alan Douglas en 2001 chez Gravity de Jazz Memories constitue non seulement un remarquable témoignage sur l’œuvre de Leonard (avec 72 superbes photos), mais aussi une magnifique anthologie du jazz des années 50 (avec deux compilations particulièrement intéressantes).
A l’inverse de Claxton qui s’est attaché à photographier les musiciens de jazz dans leur contexte social ou artistique, Leonard penche davantage vers le portrait esthétique. Fixité des postures, précision des prises (perles de sueur, rires, regards, grimaces…), détails révélateurs (les célèbres volutes de fumée, les partitions, l’éclat des instruments…), jeux sur les noirs et blancs… Leonard a su saisir avec une remarquable acuité la personnalité de chaque artiste. La réédition par Alan Douglas en 2001 chez Gravity de Jazz Memories constitue non seulement un remarquable témoignage sur l’œuvre de Leonard (avec 72 superbes photos), mais aussi une magnifique anthologie du jazz des années 50 (avec deux compilations particulièrement intéressantes).
La Radical Jewish Culture, une contradiction musicale…
Loin des côtes méditerranéennes où des flottilles se font arraisonner et des cailloux fusent dans les airs, à New-York, des musiciens se jouent des notes dans un joyeux et savant mélange de musique contemporaine, de punk et de klezmer, le tout abordé dans l’esprit du free-jazz…
Avec sa première cour intérieure dépouillée (quelques arbres ne gâcheraient en rien l’œuvre de restauration de Bernard Fo
nquernie), fièrement gardée par une copie monumentale de la statue du Capitaine Dreyfus commandée par Jack Lang à Louis Mitelberg (l’originale est aux Tuileries), l’hôtel de Saint-Aignan est dédié à la civilisation juive depuis 1986. Construit en 1650 par Pierre Le Muet, cet austère hôtel ne s’attendait sans doute pas à héberger une exposition sur l’un des nombreux avatars du free jazz…
Entre avril et juillet, le Musée d’art et d’histoire du judaïsme (MAHJ) a organisé une série de manifestations – concerts, conférences et exposition - autour d’un mouvement apparu dans les années 80 à New-York : la Radical Jewish Culture. L’exposition est essentiellement centrée sur l’initiateur du mouvement, John Zorn, et les musiciens qui se sont joints à la démarche du saxophoniste : Anthony Coleman, Shelley Hirsch, David Krakauer, Frank London, Marc Ribot, Elliott Sharp…L’exposition est construite dans l’esprit de celle de Miles Davis à La Villette : photos, carnets, partitions, 33T, vidéos, textes… L’ensemble est particulièrement vivant et les éternels écouteurs remplissent leur office à merveille car il y a de nombreux extraits musicaux et entretiens. Pour un néophyte peu au fait de l’univers Klezmer ou de la musique de Zorn, l’entrée en matière doit être un tantinet ardue : les commissaires n’ont prévu aucune introduction de la Radical Jewish Culture pour les nuls ! A défaut, l’intérêt et l’originalité du sujet de cette exposition auraient amplement justifié un catalogue…
Les racines du mouvement de la Radical Jewish Culture se trouvent dans la tradition klezmer, cette musique traditionnelle d’origine juive ashkénaze avec, sans doute, des influences d’Europe de l’est et du Moyen-Orient. Le « Kelei Zemer » (« instrument de chant ») est avant tout une musique populaire jouée pour être dansée. L’orchestre est en général constitué de violon, clarinette, accordéon, « tsimbl » (cymbalum), tambour… et les chants sont le plus souvent en yiddish. L’exposition du MAHJ consacre une première partie rapide à cet héritage du XVe ainsi qu’au Klezmer Revival.
Mais l’exposition bifurque rapidement vers Zorn et la Radical Jewish Culture. A l’instar de Mark Rothko en peinture ou de Woody Allen au cinéma, le saxophoniste fait partie des artistes juifs new-yorkais de la fin du XXe qui vont laisser leur empreinte dans l’histoire de l’art. Tout comme chez ses aînés, les œuvres de Zorn donnent autant de réponses qu’elles ne posent de questions : « Qu’est ce que la musique juive ? Quel est son futur ? Si vous deviez apporter votre pierre à la culture juive, que feriez-vous ? La musique juive peut-elle exister en dehors du chant klezmer ou du du théâtre yiddish ? » (Zorn). D’ailleurs le nom du mouvement est déjà en lui-même une question – réponse : retour vers l’essence de la culture judaïque et désir de la transcender dans un même temps. Ce que résume le trompettiste London, autre acteur de la Radical Jewish Culture : « « Radical » ça signifie d’un côté « racine » et d’un autre côté l’idée de progrès ». Quant à Ribot, « co-théoricien » de la Radical Jewish Culture avec Zorn, il souligne l’aspect à la fois identitaire et contestataire de cette musique. L’exposition laisse une large part aux analyses et réflexions des protagonistes du mouvement.
Zorn est évidemment au centre du parcours de la Radical Jewish Culture. Né en 1953 dans une famille de mélomanes, Zorn apprend le piano, la flûte et la guitare, mais commence sa carrière musicale par la basse. Attiré très tôt par les compositeurs de musique contemporaine comme Karlheinz Stockhausen et John Cage, c’est For Altod’Antony Braxton qui scelle son destin de saxophoniste et de musicien de jazz. En 1975, après avoir parfait ses études musicales au Webster College de Saint-Louis, Zorn s’installe dans le Lower East Side où son appartement devient rapidement l’un des centres de l’avant-garde new-yorkais avant que la Knitting Factory ne reprenne le flambeau. Iconoclaste patenté, Zorn ne connaît le succès que dix ans plus tard avec sa reprise très libre des thèmes les plus connus d’Ennio Morricone (The Big Gundown). Auteur lui-même de nombreuses musiques de films, dessins animés, spots télévisés et documentaires (regroupés dans la série Filmworks chez Tzadik), Zorn a également composé un hommage à Jean-Luc Godard. Il retrouve chez le cinéaste une approche similaire à la sienne tant au niveau de la démarche avant-gardiste que de la technique de montage – composition. Fondé en 1988 et largement inspiré par le rock alternatif, Naked City (Bill Frisell, Fred Frith, Wayne Horvitz et Joey Baron) précède de peu Painkiller (Bill Laswell et Mick Harris), plus proche du free jazz, et Moonchild Trio(Mike Patton, Trevor Dunn et Joey Baron). Ces groupes rencontrent un vif succès, en particulier au Japon. D’ailleurs quand Zorn décide de rompre avec Nonesuch Records après une polémique à propos de la pochette du disque Grand Guignol, il signe avec le label japonais Avant. Conclusion logique pour un artiste épris de liberté : en 1995 Zorn créeTzadik, son propre label. La boucle est bouclée avec la Radical Jewish Culture car Tzadik est indissociable de Masada. Or Masada est sans conteste LE groupe emblématique de la Radical Jewish Culture.
Tout commence en novembre 1992 : le producteur Franz Abraham confie à Zorn la programmation d’un festival à Munich. Zorn monte le Festival for Radical New Jewish Culture avec des musiciens tels que Lou Reed, John Lurie, Tim Berne, Ribot, David Krakauer, Shelley Hirsch… Le clou du festival – et de l’exposition, avec une vidéo du concert particulièrement intéressante – est sans doute Kristallnacht. Cette suite composée de sept mouvements gomme la frontière entre jazz et musique contemporaine. Cette œuvre est inspirée par la sinistre « Nuit de Cristal » du 9 novembre 1938 qui marque le début du pogrom.Kristallnacht est interprétée par Ribot (guitare), Krakauer (clarinette), Anthony Coleman (claviers), London (trompette), Mark Feldman (violon), Mark Dresser (contrebasse) et William Winant (percussions). La vidéo du concert permet également d’apprécier Zorn en chef d’orchestre attentif, précis et volontaire. La musique de Zorn est d’un réalisme percutant et évoque par certains aspects Nuit et brouillard. Le réalisme se traduit par exemple par les bris de glace qui se superposent à un chant religieux, la violence des échanges entre les musiciens, les nuances sonores, les leitmotivs angoissants… Pour Kristallnacht, Zorn combine klezmer, bruitisme, rock et free jazz dans un tout d’une cohérence rare.
Pour composer, Zorn constitue un assemblage de fiches sur lesquelles il a noté ses idées musicales. D’où l’hommage à Godard et ses « jump cut » et c’est également ce qui explique que la musique du saxophoniste zigzague sans cesse. Cette technique lui a également permis de créer des centaines de morceaux pour Masada (plus de 800…). Zorn s’inspire aussi de cette technique pour créer le « Game Piece » : le musicien joue en fonction de l’une des dix-huit cartes qu’il choisit et qui détermine ce qu’il va jouer et ce que les autres musiciens doivent jouer (Cobra en 1984)… Après le festival de Munich, Zorn poursuit dans la voie du « free-klezmer-rock ». Dix albums nommés d’après les lettres de l’alphabet hébreu constituent le premier Masada Book, publié sur le label japonais DIW à partir de 1994 (Tzadik n’existe pas encore). Hommage au site de Massada (dernier lieu où les juifs résistèrent aux romains), ce groupe à géométrie variable est composé initialement de Zorn à l’alto, Baron à la batterie, Dave Douglas à la trompette et Greg Cohen à la contrebasse. Ce groupe affiche clairement sa volonté d’aller honnêtement à l’essentiel. Et cet essentiel, pimenté de l’univers personnel de Zorn, fait de Masada un groupe original, certainement précurseur (au moins chercheur), à l’instar des ensembles de Coleman (Ornette, mais pourquoi pas Steve…).
L’exposition insiste également sur l’importance du graphisme dans l’œuvre de Zorn : les pochettes des albums, bien sûr, mais aussi les partitions, les photos, les peintures… Zorn sait créer un monde musical unique pour ses racines (klezmer, punk, free jazz, dodécaphonisme…), global pour ses sources d’inspiration (cinéma, littérature et graphisme) et engagé pour ses messages (la Nuit de Cristal, bien sûr, mais aussi son obsession libertaire… et ses pantalons kakis !). Toujours proche de la littérature (écouter ses hommages à Mickey Spillane et Jean Genet), Zorn conçoit le Masada Book un peu comme la Comédie Humaine : des aventures musicales ancrées dans leur siècle et leur culture, avec des acteurs musicaux qui changent selon les contextes et racontées dans un idiome moderne qui le place d’emblée parmi les Créateurs.
Cette initiative salutaire de la MAHJ rend non seulement hommage à un aspect de la culture musicale juive, mais également à l’un des créateurs musicaux contemporains qui comptent.
Baptiste Trotignon au Sunside
Le 29 mai, la salle du Sunside est archi bondée. A tel point que seuls le couvercle du piano et le chevillier de la contrebasse sont visibles depuis les tabourets réservés à la presse, au fond du club. Il faudra donc se contenter du son, sans l’image…
Après l’introduction habituelle de Stéphane Portet, le quintet attaque sans préambule le premier set consacré à cinq compositions de Baptiste Trotignon : trois thèmes sont extraits de ses albums Solos(2003) et Share (2009), tandis que les deux autres sont nouveaux.
David El Malek est le seul représentant du quartet qui avait enregistré deux albums de choix en 2005 et en 2006. Darryl Hall et Dré Pallemaert ont cédé leur place aux non moins excellents Thomas Bramerie et Franck Agulhon, deux habitués du « quintet européen » de Trotignon. La trompettiste et cornettiste Airelle Besson complète ce groupe dont le format relève typiquement du bop.
« Fervex », le premier thème, est inédit. Après un exposé à l’unisson dans la tradition hard-bop, la section rythmique joue une sorte d’ostinato funky sur lequel la trompettiste prend un solo d’une tension sereine. Puis, à la faveur d’un changement de rythme, le piano fait monter la pression avec un exposé émaillé de nombreuses touches latines. Suit le chorus du ténor qui, fidèle à lui-même, alterne fluidité et ponctuations rythmiques, avec cette sonorité bien reconnaissable, alliage de métal et de puissance. Ce morceau reste tout-à-fait dans l’esprit de Fool Time. Pour introduire « Samsara » Trotignon se lance dans un intermède à sa façon, très vingtième siècle classique, avec cette formidable indépendance des mains qui le caractérise. Le thème de cette ballade est annoncé à l’unisson par les soufflants, avec le piano en contrepoint et une rythmique nonchalante qui laisse le ténor, puis le cornet dérouler leurs propos. « Blue » commence en trio avec le piano, le cornet et le saxophone, suivi d‘un dialogue de toute beauté entre Besson et Trotignon : jeu de « contrebasse » du piano et discours émouvant du cornet qui tient le public en haleine. Le piano enchaîne un chorus dans la veine de Keith Jarrett avant une conclusion calme. Avec « Moods », transcription pour quintet d’un solo, l’ambiance de Fool Time est de retour. La rythmique groovy, les ostinatos funky et les motifs mélodiques répétitifs créent une tension croissante, dans laquelle s’insère à merveille l’intervention de Bramerie : puissance, swing et boucles serrées autour du thème. Le premier set s’achève sur une nouvelle composition du pianiste en hommage au chef amérindien Ousamequin, connu pour s’être allié aux colons du Mayflower. « Massasoit » (autre nom de Plume Jaune…) démarre également dans un climat funky qui permet à El Malek de laisser exploser sa vitalité et sa créativité (un peu dans la lignée de Sonny Rollins), bientôt rejoint par Agulhon pour un duo musclé et nerveux.
Le charme des mélodies, l’agencement ingénieux des voix et l’énergie contagieuse des rythmes fonctionnent toujours aussi bien : le « funky-bop » du tandem Trotignon – El Malek n’a rien perdu de son pep et reste particulièrement séduisant.
La deuxième partie tournait autour du répertoire de l’album Suite… sorti en février chez Naïve etenregistré avec Mark Turner, Jeremy Pelt, Matt Penman et Eric Harland. Mais satisfait du premier set et las d’assister à un concert en aveugle, décision fut prise de se reporter au disque, même si comparer la version du « quintet européen » à celle du « quintet américain » aurait été intéressant…
Remerciements : Citizen Jazz.
Francis Dreyfus, une vie au service de la musique et du jazz
Comme CDP, FSR, ECM, OJC, RCA… FDM reste l’un des signes distinctifs des disques de jazz. C’est avec « Besame Mucho » sur l’album Solo (FDM 36597) de Michel Petrucciani que s’ouvre cet article dédié à un homme qui aura réussi à accomplir son rêve : éditer du jazz de qualité.
Acteur majeur de la scène musicale française, Francis Dreyfus est décédé le 24 juin dernier. Pendant près de cinquante ans Dreyfus a œuvré pour produire, éditer et diffuser de la musique. A l’instar d’Eddy Barclay, de Franck Ténot ou de Daniel Filippachi… Dreyfus a mis son sens des affaires au service des artistes.
Né en 1940 et amateur de jazz dès ses jeunes années, c’est pourtant par la variété qu’il débute dans le métier, après des études de droit poursuivies à Science Po. En 1963 il se lance dans la promotion et l’édition musicale, puis, en 1964 dans la production : la bande originale du feuilleton télévisé « Le Manège Enchantée » est un succès planétaire. Dreyfus produit alors de nombreux musiciens d’Alain Bashung à Bernard Lavilliers en passant même par Pink Floyd et David Bowie…
C’est en 1971 que son aventure d’éditeur musical commence véritablement avec la création de sa première maison de disque. Guidé par son flair, Dreyfus aligne les tubes, d’abord avec Christophe, puis avec Jean-Michel Jarre : outre Oxygène et Équinoxe, il assure également la production des spectacles grandioses de Jarre, partout dans le monde.
Fort de ces succès financiers, le « retour » au jazz passe par son label Dreyfus Jazz qu’il crée en 1991. Dreyfus signe aussi bien des artistes majeurs de la scène du jazz français (Petrucciani, Eddy Louiss, Biréli Lagrène, Richard Galliano, Aldo Romano…), des stars de la scène internationale (Ahmad Jamal, Marcus Miller, Steve Grossman…) que des étoiles montantes (Franck Avitabile, Jacques Schwarz-Bart, Sylvain Luc, Jean-Michel Pilc…).
Le catalogue de FDM s’étoffe au point de devenir l’un des labels incontournables du jazz mainstream. Étape définitivement franchie avec la collection Jazz Reference : cette collection est une série de compilations centrée autour d’un musicien, d’une qualité sonore exceptionnelle et superbement illustrée par René Ameline. Elle constitue une sorte de « discothèque idéale » du jazz mainstream.
Le « Swahililand » de Jamal, sur l’album After Fajr (FDM 366762), conclut ce bref hommage à Francis Dreyfus qui a toujours su écouter avec intelligence les musiciens : les bons d’une oreille, et les mauvais de l’autre.