Pierre Durand et son Chapter One…
En septembre 2012, Pierrre Durand a sorti Chapter One: NOLA Improvisations pour Les disques de Lily. L'occasion de s'entretenir avec ce guitariste singulier de la scène du jazz contemporain.
Bob Hatteau : Chapter One: NOLA Improvisations est votre premier disque. Qu’est-ce qui vous a poussé à franchir cette étape ?
Pierre Durand : j’ai été et reste un « sideman »… C’est-à-dire un accompagnateur, en dehors, bien sûr, de mes projets personnels. D’ailleurs c’est un rôle qui me plaît beaucoup : il est important de se mettre au service des autres car ça permet de se renouveler et, surtout, d’apprendre à jouer de nouvelles musiques, de rencontrer de nouvelles personnes… En bref, de ne pas tourner en rond ! C’est pour ça que j’essaie aussi de jouer dans des projets musicaux très différents les uns des autres afin de préserver cet esprit de diversité qui me tient tant à cœur.
Mais je me suis rendu compte que ce rôle de sideman prenait le pas sur mes propres projets. Il était temps de me consacrer à ma musique, qui passait de plus en plus en arrière-plan. Peut-être aussi, tout simplement, que je me suis senti prêt faire le grand saut, alors qu’avant c’était encore trop tôt. Enregistrer un premier disque sous mon nom est devenu une priorité pour m’affirmer : l’obligation d’être cohérent vis-à-vis de ma démarche musicale individuelle.
Ce qui m’a surpris, c’est que la volonté symbolique d’un retour aux sources, en enregistrant à la Nouvelle Orléans, s’est également traduit dans la musique ! Ce disque est le reflet de ce qui m’a poussé à devenir musicien, plutôt qu’un reflet de ce que je peux jouer aujourd’hui. On y trouve tout ce qui m’a charmé dans le jazz : la liberté, les racines, le risque. Et les concerts de la résidence à l’Improviste s’en font l’écho… du moins je l’espère !
Un premier enregistrement en solo, c’est plutôt osé, non ?
En fait, il y a quelques années j’ai été contacté en urgence – une heure avant le concert – pour remplacer un groupe. Mais je n’ai trouvé aucun musicien disponible. Du coup j’ai fait le concert en solo. J’ai été surpris et amusé du résultat. Des amis présents m’ont dit qu’il y avait là vraiment quelque chose à exploiter. J’ai donc renouvelé l’expérience pour voir ce que cela donnait dans la durée. Pourtant, je n’avais pas envisagé deux secondes un futur pour ce type de concert et, à ce moment-là, il était encore moins question d’en faire un disque !
Le solo est une discipline très particulière, intimiste et introspective, surtout à la guitare. Les concerts que j’avais donnés avant d’enregistrer m’ont permis de rendre la musique moins austère. En tous cas je m’y efforce ! Je varie les sons et les genres, tout en maintenant le jazz et l’improvisation au cœur de mon discours.
Pour en revenir à ce premier album, j’avais deux options : enregistrer avec mon « Roots » Quartet, en compagnie d’Hugues Mayot, Guido Zorn et Joe Quitzke, mais je ne nous sentais pas encore prêts, ou enregistrer en solo. J’avais alors donné suffisamment de concerts pour savoir que je pouvais faire un disque en solo, clair et cohérent… Encore fallait-il le réussir !
Se mettre à nu, jouer seul, n’a pas été simple pour un premier disque. Symboliquement, et avec du recul, je trouve que c’est une bonne chose : j’ai été obligé de me jeter dans le vide… c’est un acte très fort vis-à-vis de moi-même.
Ce n’est évidemment pas pour autant que j’abandonne le quartet ! Bien au contraire : c’est un groupe que j’adore et nous enregistrerons cette année.
Pourquoi avoir choisi d’enregistrer aux Etats-Unis, en Louisiane, à La Nouvelle Orléans… ?
Si j’enregistrais dans ma ville, à Paris, je savais que j’aborderais les choses de façon confortable, « pépère », en prenant le temps… Une journée par-ci, une journée par-là. Cela ne me convenait pas : je voulais enregistrer d’un jet. Je voulais répondre au sentiment d’urgence qui m’animait. C’est ce qui m’a décidé à partir enregistrer ailleurs…
Bien sûr, il y a de formidables studios en France, mais, après réflexion, je trouvais cette solution trop tiède, encore trop confortable. En ces temps de crise où sortent d’innombrables disques, on ne peut plus faire dans la demi-mesure... Quitte à faire les choses, autant les faire à fond.
Par ailleurs je savais que ce disque serait comme un rite de passage pour moi car j’allais franchir un cap : oser m’affirmer, oser dire « je ». Je voulais également me mettre en danger maximum. Cet album serait pour moi un symbole.
James Lee Burke est l’écrivain qui m’a ouvert les yeux sur la Louisiane. Ses livres, que je dévore depuis longtemps, m’ont permis de m’apercevoir que cette région était très loin des clichés que j’en avais. Si je n’avais pas lu cet auteur, je n’aurais pas entrepris ce voyage.
J’ai donc décidé d’aller au bout de l’idée : un retour aux sources des musiques qui me touchent le plus, un retour à la maison-mère, un retour au berceau du jazz… Les Etats-Unis, le Mississippi et son delta, la Nouvelle Orléans… J’étais curieux de connaître cette région d’où provient cette musique, que j’aime et que je joue. Bien que je n’y sois jamais allé auparavant et que je n’y connaisse personne !
Mon séjour m’a confirmé que non seulement Burke est un écrivain fantastique, mais qu’en plus il parle vrai. Et puis j’étais heureux de confronter mon imaginaire avec la réalité. L’imaginaire est important lorsqu’on compose ou que l’on improvise : en 2003, j’avais composé un morceau pour mon prix au CNSM avec Dans la brume électrique avec les morts confédérés en tête !
Pour certains musiciens, New York est la Mecque du jazz, ma Mecque à moi sent plus les huîtres au Tabasco…
Connaissiez-vous Mark Bingham avant Chapter One: NOLA Improvisations ?
Absolument pas. J’ai cherché sur internet les studios qui existaient encore à la Nouvelle Orléans, après Katrina. J’en ai retenu deux : Piety Street – le studio de Mark – et Music Shed. Deux studios formidables qui ont travaillé avec des musiciens que je respecte beaucoup : Robert Plant, Dr. John, Neville Brothers, John Scofield… pour n’en citer que quelques-uns.
Ces deux studios sont équivalents en termes de qualité, mais j’ai finalement choisi Mark parce qu’il est guitariste, lui aussi. Il y a quelques années, il a sorti un album de guitare solo autour de Monk. En plus, il a travaillé le Sarod – un instrument traditionnel indien – or je savais qu’il y aurait un clin d’œil à la musique indienne sur l’album… En fin de compte, ce sont des affinités musicales qui m’ont fait choisir le studio de Mark, mais, encore une fois, nous parlons de deux excellentissimes studios !
Dans les notes de la pochette, vous écrivez que le disque est « tout live et tout improvisé dans l’instant. Ou Presque ». Dans ces conditions, comment s’est déroulé l’enregistrement et quel a été l’apport de Bingham ?
Il était important pour moi de faire un disque à l’opposé du son pop et propre qui est à la mode dans le jazz en ce moment. C’est mon côté frondeur, avocat du diable… Je voulais des prises « live », sans re-recordings. Un son typé, brut, tout en étant travaillé. C’est ce à quoi je fais allusion dans la note de présentation de l’album : je voulais qu’il soit « comme la photo d’un tapis élimé. Elimé certes mais soigneusement éclairé et positionné »… Un peu comme Mule Variations de Tom Waits. Il y a un morceau sur ce disque magnifique de Waits où l’on entend un coq chanter dans une basse-cour, à l’extérieur du studio… Ce qui n’empêche pas le disque d’avoir un son superbe… bien au contraire !
L’idée pour moi était aussi de me laisser aller, en anticipant le moins possible ce que j’allais jouer. J’avais juste une vague idée de la couleur que je voulais pour ce disque. Des ambiances variées pour éviter d’ennuyer l’auditeur, car il s’agit quand même d’une « guitare solo »… ! Il y aurait donc du blues, des couleurs africaines et indiennes, du son, du groove, sans doute un peu de bruit, une chanson, une reprise, de l’improvisation, encore et toujours de l’improvisation… Mais il fallait aussi être prêt à accepter qu’au bout du compte, il n’y aurait peut-être rien de tout ça !
De toute façon, le peu que j’avais anticipé n’a pas fonctionné, et, finalement, j’ai dû « improviser » à chaque fois : un problème de son avec des pédales d’effets cassées dans l’avion, un chanteur qui manquait pour « Au Bord », etc. !
Marck est un ingénieur du son brillant qui n’anticipe pas les séances d’enregistrement : il n’a aucune idée préconçue sur le son d’un groupe, ni sa manière de jouer. Du coup, il n’a aucune idée préconçue sur la façon de l’enregistrer non plus. Mark écoute et installe les micros en fonction du son de la formation qu’il enregistre. Et ça c’est précieux. Ça peut paraître une évidence : chaque groupe possède un son qui lui est propre, il ne peut donc pas y avoir une manière standard d’enregistrer… Mais dans la pratique il est rare de rencontrer des ingénieurs qui suivent cette démarche. Pour Chapter One, Mark s’est mis à quatre pattes par terre, s’est déplacé un peu partout dans le studio en écoutant ce que je jouais, pour enfin poser ses micros… à des endroits inattendus !
Ce que j’ai également apprécié chez lui, c’est que je n’avais pas besoin de justifier mes demandes. On suivait une idée et on voyait si ça sonnait bien. Elle était retenue ou écartée à l’écoute, tout simplement. Là encore, les choses ne sont pas si simples avec tout le monde... Il m’a aussi donné des pistes sur la façon de chanter : ne pas faire le chanteur, mais penser les mots comme un boxeur, afin de leur donner du relief, du groove.
Pouvez-vous nous en dire plus sur la participation de John Boute,Nicholas Payton et Cornell Williams à votre disque ?
Je ne connaissais personne à la Nouvelle Orléans mais j’avais arrangé une composition pour quatre chanteurs et j’ai demandé à Mark s’il pouvait trouver quatre chanteurs, masculins et noirs, pour avoir un son Negro Spirituals plutôt qu’un son Gospel.
Comme je l’ai dit, la grande force de Mark, c’est qu’il est ouvert, sans a priori et qu’il n’anticipe pas les séances. Pourtant, dans ce cas précis, sa force s’est un peu transformée en faiblesse !... Car il n’avait pas cherché les chanteurs avant la séance… Il a peut-être pensé que le chant consistait à faire « ouh-ouh » sur un refrain, mais ce n’était pas le cas ! Et ce que je voulais éviter est arrivé : les chanteurs ont découvert le titre au moment d’enregistrer, alors que c’est un morceau difficile. En plus, ils étaient trois au lieu de quatre ! Du coup j’ai dû changer l’arrangement à l’arrache, et enregistrer en plusieurs fois, alors que je souhaitais un enregistrement live de ce titre.
Autant dire que l’enregistrement de ce morceau n’a pas été de la tarte ! Heureusement que John, Nicholas et Cornell ont été de bonne composition... Ils ne s’attendaient pas à un morceau si compliqué, mais ils ont fait le max dans l’urgence et toujours dans la bonne humeur…
John était la star du trio : c’est une légende là-bas, réputation qui s’est confirmée avec la série Treme ! Il a apporté beaucoup de sourire et de dynamisme à la séance. Nicholas est revenu plusieurs fois écouter les autres morceaux que j’enregistrais, il m’a impressionné par son talent, son oreille… et quel chanteur ! C’est lui qui fait la voix aigüe sur le solo de guitare de « Au bord ». J’avais déjà vu Nicholas en concert, mais, dans le studio, je n’ai pas réalisé que c’était le même Payton. C’était juste Nicholas, hyper simple, avec un T-Shirt d’une équipe de base-ball ou de basket et la casquette assortie. C’est un taiseux, mais quel type intelligent ! A la fin de la séance il m’a même proposé de chanter la quatrième voix qui manquait. Je l’ai remercié, mais c’était trop tard : j’avais déjà changé l’arrangement, nous avions passé quatre ou cinq heures à mettre en place les voix, il était vingt heures, j’avais encore la guitare à enregistrer et j’avais faim ! Quant à Cornell, il est d’une grande gentillesse. Super bassiste. Il joue partout dans le monde. Il m’a dit que « Au Bord » lui faisait penser à un pont entre les vieux negro spirituals de son pays et l’Europe, ce qui m’a fait extrêmement plaisir car c’est exactement ce que je cherchais à faire. Il faut savoir qu’aux Etats-Unis, personne ne joue quasiment plus de vieux spirituals, comme le faisait Aretha Franklin, jeune. Les temps ont changé : maintenant on joue plutôt des funks gentillets, légèrement cucul.
En fait, et je le regrette, la fin de l’enregistrement ne s’est pas très bien terminé entre Mark et moi. A deux reprises, il s’est « planté » : il n’avait pas préparé la séance des chanteurs et avait accepté un concert pendant une partie du mixage des morceaux… Ça commençait à faire beaucoup pour un projet comme celui-là, mené sur le fil du rasoir. Il imaginait peut-être que le petit Frenchie ferait un disque peu exigeant en termes de travail ! Comme, pour lui, reconnaître une erreur est un signe de faiblesse, nous nous sommes quittés fâchés. Et j’ai dû rattraper ses erreurs en France, avec un ingénieur du son formidable :Ludovic Palabaud. Un gars en or.
Vous-même, vous chantez « Jesus Just Left Chicago ». Est-ce juste un clin d’œil ou la voix est aussi un instrument que vous souhaitez développer ?
Un peu des deux. C’est un clin d’œil que j’ai voulu ironique – j’espère y être parvenu – car, dans le texte de cette chanson de ZZ TOP, il est écrit « (Jesus) jump through Mississippi, muddy water turn to wine ». Ce qui m’a tout de suite fait penser à Katrina. Cela dit, la voix est un instrument que j’aimerais développer, mais je suis encore très timide avec ça. Pourtant, en chantant ce morceau, je me suis promis d’exploiter cette direction plus sérieusement, à terme.
« Coltrane », « Who The Damn’ Is John Scofield » et ZZ Top sont au répertoire, mais il y a également le gospel (« Au bord ») et un standard (« When I Grow Too Old To Dream »)… L’éclectisme est de mise ! Est-ce un trait revendiqué de votre musique ?
Absolument. J’essaie toutefois d’éviter l’effet d’un zapping indigeste qui ne me ressemble pas, car je ne suis pas un « tout consommateur ». En fait c’est ma propre définition du jazz : une musique ouverte, qui accueille toutes les musiques du monde, mais avec l’improvisation comme élément fédérateur.
Dans le texte de la pochette, vous dites que votre démarche, c’est de « prendre des risques, marier les cultures et, avant tout, raconter des histoires ». Dans ce cadre, comment mettez-vous en musique l’intégration passé – présent – futur ?
Je mets quasiment tout dans le même sac. Sincèrement, je ne pense pas que l’on invente des choses nouvelles à partir de rien. Je ne crois pas à l’invention géniale qui sortirait d’un chapeau, entre le lapin et le pigeon ! Tout vient de quelque part : pas d’idée de cinéma sans lanterne magique, pas d’idée de lanterne magique sans les cahiers que l’on fait défiler à toute vitesse avec une image à chaque page, pas d’idée de cahiers sans dessins, pas d’idée de dessins sans hommes des cavernes. Donc pas de cinéma sans Lascaux !
Pour la musique, selon moi, c’est pareil : je ne connais pas un artiste qui ne se soit pas inspiré de ses pères ou pairs. Pas de Monk sans Duke Ellington, pas de Duke sans Jelly Roll Morton, pas de Jelly Roll sans je ne sais quel compositeur-pianiste classique, et ainsi de suite...
Pour le présent, la démarche est similaire dans la mesure où il y a des musiciens passionnants à écouter et à voir. Mais le présent pose une autre question, sans cesse en toile de fond : est-ce que je suis actuel, ancré dans mon époque, pas décalé, et, donc, suis-je susceptible de toucher, « de parler » aux gens ? Finalement la question est de savoir s’il faut se laisser influencer ou non par ce qui est actuel… avec toute la relativité que ça représente : ce qui est tendance aujourd’hui sera ringard demain, pour être redécouvert dans vingt ou trente ans ! Le danger de vouloir être actuel à tout prix, c’est de tomber dans les travers du tout consensuel : ça vieillit très vite et très mal ! Vite écouté et vite oublié… jusqu’à ce que ça redevienne « tendance », vingt ans après. Je me méfie beaucoup de l’instinct grégaire… Nous ne sommes pas des moutons !
Vous citez Waits, Dr. John, Chris Whitley, Hank Jones et Marc Ribot… Outre Coltrane et Scofield, déjà mentionnés, quelles sont vos principales autres influences ?
Oh ! là, là ! Il y en a beaucoup… Je suis une vraie éponge, même si je n’écoute pas beaucoup de musique en termes de quantité : je peux rester des mois sur un disque, comme quand j’étais môme !
Je citerai évidemment des guitaristes comme Jim Hall, Bill Frisell,John Abercrombie, Jimi Hendrix, BB King, Stevie Ray Vaughan,Robert Cray, Chuck Berry, Keith Richards, Rory Gallagher, John Lee Hooker, Albert Collins ou Pedro Bacan.
J’ai aussi été très marqué par des artistes qui ne sont pas forcément des guitaristes. Et c’est d’ailleurs le cas pour beaucoup de guitaristes de jazz. J’ai été influencé par des pianistes : Keith Jarrett, Bill Evans, Hank Jones, Joe Zawinul, Ray Bryant, Paul Bley, et beaucoup d’autres… Des saxophonistes : Coltrane, Dexter Gordon, Ornette Coleman, Steve Grossman, Ellery Eskelin, Joe Lovano… Le clarinettiste Eric Dolphy. Le trompettiste Don Cherry, pour sa démarche universaliste. Des bassistes : Mingus, Steve Swallow,Charlie Haden. Des batteurs : récemment John Hollenbeck, Ari Hoenig… Et, bien sûr, des compositeurs : Mingus, Bach, Sting,Atahualpa Yupanqui, Haden, et j’en passe ! Mais nous pourrions y consacrer la journée !
Mais, surtout, surtout, mes plus grosses influences, mes principales sources d’inspiration, ce sont les musiciens avec qui je joue, avec qui j’ai joué et avec qui je jouerai !
D’ailleurs, à propos de votre parcours : le conservatoire du septième arrondissement, le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, l’American School of Modern Music… Votre formation académique est impressionnante ; elle garantit un bagage musical solide et une pratique instrumentale virtuose ! Mais beaucoup de musiciens disent que ça ne suffit pas pour jouer du jazz. Dans votre cas, quand avez-vous attrapé le virus et comment s’est passé votre « apprentissage » du jazz ?
Il n’y a pas de règles dans ce domaine. Vous pouvez être un parfait autodidacte sans jamais être passé par la case école ou conservatoire et être un musicien extraordinaire. Vous pouvez aussi être quelqu’un qui prend des cours toute sa vie, même ponctuellement. Les deux voies fonctionnent et il n’y en a pas une meilleure que l’autre.
Par contre, il faut se défier du tout-conservatoire, prix, récompense… Eviter les travers de la musique classique qui pousse l’excellence et la recherche du dernier petit génie à un point que je ne trouve pas sain pour la musique. C’est prendre le risque de s’enfermer dans une recherche de la performance à tout prix et de ne jouer qu’entre soi.
A titre personnel, j’ai commencé par attraper le virus de la guitare, tout petit. Mais le jazz est une musique que je n’ai appréciée qu’aux alentours de dix-huit ou dix-neuf ans. En fait, c’est une musique que ne me parlait pas, que je trouvais chiante et, pour tout dire, très intello : beaucoup de notes pour pas grand-chose. Voilà ce que je me disais…
Et puis il y a eu quelques déclics : Count Basie parce que ça groovait autant qu’un bon blues des familles ; « Footprints » que j’avais entendu jouer par des élèves pendant un stage de jazz alors que je faisais le stage de Blues dans la classe d’à côté ; « Samba Em Preludio », entendu dans le même contexte ; Archie Shepp etGrachan Moncur III, parce que ça m’intriguait ; « On Broadway » deGeorge Benson, parce que ça faisait sonner le blues dans le jazz et que c’est un solo génial ; Scofield, parce que je n’y comprenait rien mais que ça me parlait quand même !
Pourquoi la guitare ? Est-elle un élément clé de votre musique ou auriez-vous pu aussi bien jouer d’un autre instrument ?
Pourquoi la guitare ? Je n’en sais rien. Je sais juste que c’est mon amour pour cet instrument qui a tout déclenché. Et je ne pense pas que j’aurais pu jouer d’un autre instrument. Même si, aujourd’hui, je me dis que j’aurais pu adorer être bassiste. Mais je ne crois pas ça aurait été un moteur suffisant pour devenir musicien de métier.
Revenons à Chapter One: NOLA Improvisations pour évoquer les photos de Sylvain Gripoix, qui ont un petit côté bande-dessinée. Les billets de banque collés sur la veste, c’est le rêve américain, l’oncle d’Amérique… ?
En fait, en Louisiane, qui est un pays fauché, on est pragmatique comme dans tous les endroits fauchés ! Quand on n’a pas un rond, ce qu’on veut, c’est de l’argent. Et quelle meilleure occasion pour ça qu’un anniversaire ? Là-bas, ils font ça avec panache : le jour de votre anniversaire, vous vous mettez sur votre trente-et-un, en costume, si possible un peu voyant, sans être vulgaire, et les gens vous épinglent des billets de banque sur votre costard pendant toute la soirée ! A la fin, vous êtes biftonnés des pieds à la tête !
Or, quand je suis allé enregistrer là-bas, c’était mon anniversaire… Du coup j’ai gardé cette idée pour la pochette. Et, comme c’est une coutume de la Nouvelle Orléans qui n’est pas franchement connue ici, j’aime bien voir la réaction des gens avec cette photo, où des billets de banque sont épinglés comme ça. C’est drôle. Certains aiment beaucoup, d’autres sont plus gênés, car l’argent reste un sujet sensible…
Gripoix a fait un travail merveilleux ! Pour l’anecdote, les photos n’ont pas du tout été prises dans le bayou ou un marais quelconque, comme on pourrait le croire, mais dans la forêt de Sénart… Comme quoi, on va parfois chercher très loin – et moi le premier… – ce qu’on a sous les yeux !
Un mot sur le label « Les disques de Lily », que vous remerciez d’avoir été assez fous pour sortir votre album ?
Merci et encore merci ! Dire que le disque est en crise est une banalité. Même si, bien sûr, on trouvera toujours des exceptions !
Je ne verserai pas une larme pour les majors qui, en pleine crise, peuvent dépenser de véritables fortunes pour des conneries à cause d’une lubie, et, dans le même temps, mégoter pour cent euros !
Par contre, la situation des petits labels est extrêmement préoccupante. Or c’est grâce aux petits labels que la musique peut garder toute sa vitalité et sa diversité. Ce sont encore les petits labels qui prennent, seuls, des risques qu’aucun autre ne veut prendre. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’ils ne considèrent pas les consommateurs comme des portefeuilles sur pattes !
Je ne pense pas me tromper en disant que la grande majorité de ces passionnés ont un boulot à côté, car sortir un disque est, aujourd’hui, une activité à perte. Vraiment : malgré la crise globale que nous connaissons tous, des gens sortent des disques en sachant d’avance qu’ils vont perdre de l’argent ! Mais ils le font quand même parce qu’ils sont passionnés, parce qu’ils veulent qu’un projet puisse exister, au lieu d’être mort-né. Ils n’ont pas les moyens d’acheter plein de pages publicitaires, pas les moyens d’embaucher… Certains font tout, tout seul, y compris la distribution… Alors quand un label indépendant vous répond favorablement après l’écoute de votre disque et mouille la chemise comme rarement j’ai vu ça, franchement, on ne peut qu’être heureux de sa bonne étoile, et reconnaissant !
Si, un jour, un de vos lecteurs aime bien un morceau et qu’en plus c’est le titre d’un groupe qui est chez un label indépendant, qu’il achète le disque ! Au pire, le disque lui coûtera moins cher via internet qu’une place de cinéma ! Sinon, acheter juste un titre ne coûte même pas le prix d’un café… L’achat de musique est presque devenu un acte politique. Acheter ce type de disque permet de soutenir une économie fragile et des labels qui sont vraiment à deux doigts de mettre la clé sous la porte à chaque sortie de disque. L’économie du jazz est dans une telle merde en termes de ventes d’albums, qu’un bide total dans la variété, par exemple, est déjà un succès dans le jazz ! On en est là aujourd’hui. Attention, je ne suis pas en train de défendre Chapter One, j’explique juste la situation discographique du jazz en France !
Je comprends la logique du téléchargement gratuit. Beaucoup de musiciens le pratiquent car, au fond, un album n’a pas de valeur précise. Combien coûte un disque ? Douze euros en prix découverte chez un disquaire classique, de dix-sept à vingt-deux euros au bout d’un mois, huit euros au bout de six mois ? Et tout ça, alors que, quasiment dès sa sortie, on peut le trouver directement à bas prix sur internet, voire même le télécharger gratuitement… Ce n’est pas la cause unique de la crise du disque mais je trouve que ça y participe.
Le paradoxe, c’est qu’un artiste n’a pas d’existence ou de crédit sans album : le musicien a besoin de sortir des disques, sinon il n’a pas « d’actualité », donc très peu de programmation en concerts, dans les festivals etc.
Beaucoup de musiciens produisent eux-mêmes leur disque, mais combien de temps peut-on tenir comme cela ? Evidemment, il y a toujours la possibilité pour les indépendants de se fédérer et, pour les musiciens, de former des collectifs, mais est-ce une solution durable ?
Qu’en est-il de vos projets en solo, avec Root ou avec d’autres ensembles : des tournées et des disques en perspectives ?
Oui. En ce qui concerne le solo : je suis en résidence à la péniche l’Improviste, à Paris, depuis novembre dernier et jusqu’au mois d’avril 2013. Je jouerai également au festival Europajazz du Mans, le 9 mai.
Le quartet se produira à Paris en mars et en avril dans le cadre de ma résidence à l’Improviste. En mars, le répertoire du concert est une synthèse de toutes mes influences. En avril, nous jouerons à deux reprises un nouveau répertoire, écrit spécialement pour l’Improviste, en clôture de la carte blanche. Le thème du programme sera « soixante-dix ans de cinéma américain ». Je reprendrai et réadapterai des musiques de films qui me tiennent à cœur : Jeremiah Johnson,Klute, Dirty Harry, Le Fleuve – Jean Renoir était français mais le film a été produit par des américains et, pour une fois, très bien produit ! –, La nuit du chasseur etc. Nous préparons également l’enregistrement d’un disque ; la musique du quartet est jouée par des musiciens que je trouve exceptionnels : Joe Quitzque, Hugues Mayot et Guido Zorn.
A côté des solos et du quartet, je codirige d’autres groupes : des ciné-concerts en duo avec Richard Bonnet, un trio avec Sylvain Cathala etFranck Vaillant, un quartet avec Richard Turegano, Mauro Garganoet Ichiro Onoe, et un autre trio avec Rafael Korner et Julien Soro.
Sans parler des projets dans lesquels je suis impliqué comme le Xtet deBruno Régnier, Brother D Blue Band (le groupe avec lequel je joue depuis le plus longtemps), une nouvelle formation avec Antoine Banville, Blaise Chevalier et Ricardo Izquierdo, l’enregistrement à venir d’un troisième album de Marine Bercot (le seul projet avec chanson auquel je participe) et, bien sûr, Shepp et son Attica Blues revival.
Et quid du Chapter Two ?
Ce sera le disque du « Roots » Quartet : le temps et les concerts nous ont permis d’être prêts pour enregistrer. C’est aussi parce que nous sommes devenus un vrai « groupe », et non pas un assemblage de personnalités. Je ne le répèterais jamais assez : Zorn, Mayot et Quitzke sont des musiciens exceptionnels !
Eggun – Omar Sosa
En 2009, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la sortie du Kind Of Bluede Miles Davis, Joan Anton Cararach, directeur artistique du Festival de Jazz International de Barcelone, propose àChano Dominguez et àOmar Sosa de rendre hommage à cet album légendaire.
Pour l’occasion, Sosa crée Eggun avec le sextet Afric-Lectric Experience, un groupe pluriculturel dont les musiciens viennent d’Afrique, d’Amérique ou d’Europe : Dennis Hernández (Cuba) à la trompette, Peter Apfelbaum (Etats-Unis) au saxophone ténor et aux flûtes, Leandro Saint-Hill (Cuba) au saxophone alto et aux flûtes, Childo Tomas(Mozambique) à la basse électrique et Dafnis Prieto (Cuba) à la batterie. Le disque a été enregistré avec le groupe qui a joué au New Morning en avril 2011 : Joo Kraus (Allemagne) est à la trompette etMarque Gilmore (Etats-Unis) à la batterie. Sosa a également invité les guitaristes Lionel Loueke (Bénin) et Marvin Sewell (Etats-Unis), ainsi que les percussionnistes Pedro Martinez (Cuba), John Santos (Etats-Unis) et Gustavo Ovalles (Venezuela).
Après Calma en solo et Alma, avec Paolo Fresu, tous deux sortis en 2011, Eggun est le vingt-quatrième disque de Sosa. Depuis Omar Omar(1997), le pianiste publie quasiment un disque par an sous son nom et sur son label Ota. Dans la Santería, héritée du système de divination Ifá des Yorubas, Eggun désigne l’esprit des ancêtres. Ce n’est donc pas par hasard que Sosa a choisi ce titre pour évoquer le Kind Of Blue de Davis…
Eggun est composé de neuf pièces séparées par six interludes. Chaque interlude – moins d’une minute – joue le rôle de liaison entre les morceaux, un peu comme les « Blue Bolero » d’African Magicd’Abdullah Ibrahim ou les jours de la semaine de An Indian’s Weekd’Henri Texier.
Les morceaux reprennent des cellules mélodiques, harmoniques et rythmiques de Kind Of Blue – « All Blues » dans « Alejet », « Freddie Freeloader » dans « So All Freddie », « Flamenco Sketches » dans « Alternativo Sketches » etc. – mais Sosa n’utilise ces motifs que comme un prétexte pour développer sa musique, fort éloignée de l’original. Seule la trompette bouchée d’Hernández rappelle Davis (« Alejet », « Madre Mia »). Eggun rassemble les éléments caractéristiques de la musique de Sosa : poly-rythmes des caraïbes (« El Alba »), accords latinos (« Angustiado »), percussions et mélopées africaines (« Calling Eggun »), afro-beat à la Fela Kuti (« So All Freddie »), mélodies aguichantes (« Rumba Connection », « Madre Mia »), foisonnement des voix (« Angustiado »), groove (« Alternativo Sketches »)… et toujours ce lyrisme minimaliste quasi-romantique du piano de Sosa (« El Alba », « Madre Mia », « Calling Eggun »).
L’esprit de Davis et de Kind of Blue planent au-dessus de Sosa et d’Eggun. Comme son illustre prédécesseur, le musicien cubain propose une musique populaire sans pour autant renier sa créativité artistique.Eggun nous entraîne dans un univers musical luxuriant, à la fois poétique et dansant !
Le disque
Eggun
The Afric-Lectric Experience
Joo Kraus (tp), Leandro Saint-Hill (as, fl), Peter Apfelbaum (ts), Omar Sosa (p), Childo Tomas (b) et Marque Gilmore (d), avec Lionel Loueke (g), Martin Sewell (g), Pedro Martinez (perc), John Santos (perc) et Gustavo Ovalles (perc).
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Sortie en février 2013
The Afric-Lectric Experience
Joo Kraus (tp), Leandro Saint-Hill (as, fl), Peter Apfelbaum (ts), Omar Sosa (p), Childo Tomas (b) et Marque Gilmore (d), avec Lionel Loueke (g), Martin Sewell (g), Pedro Martinez (perc), John Santos (perc) et Gustavo Ovalles (perc).
OTA1024
Sortie en février 2013
Liste des morceaux
01. « Alejet » (7:26).
02. « El Alba » (8:49).
03. « Interludio I » (0:56).
04. « Alternativo Sketches » (9:04).
05. « Interludio II » (0:36).
06. « Madre Mia » (8:47).
07. « Interludio III » (0:50).
08. « So All Freddie » (8:23).
09. « Interludio IV » (0:57).
10. « Rumba Connection » (9:19).
11. « Interludio V » (1:05).
12. « Angustiado » (7:42).
13. « Angustiado Reprise » (2:44).
14. « Interludio VI » (0:34).
15. « Calling Eggun » (6:22).
02. « El Alba » (8:49).
03. « Interludio I » (0:56).
04. « Alternativo Sketches » (9:04).
05. « Interludio II » (0:36).
06. « Madre Mia » (8:47).
07. « Interludio III » (0:50).
08. « So All Freddie » (8:23).
09. « Interludio IV » (0:57).
10. « Rumba Connection » (9:19).
11. « Interludio V » (1:05).
12. « Angustiado » (7:42).
13. « Angustiado Reprise » (2:44).
14. « Interludio VI » (0:34).
15. « Calling Eggun » (6:22).
Toutes les morceaux sont signés Sosa.