Siren – Uri Caine Trio
Siren, le nouvel album très attendu d’Uri Caine, est sorti en juillet 2011 chez Winter & Winter. Très attendu parce que Caine joue en compagnie d’un nouveau trio acoustique composé de John Hébert à la contrebasse et de Ben Perowsky à la batterie.Or il faut remonter à 2004 pour retrouver un disque du pianiste en trio : Live At Village Vanguard avec Drew Gress à la basse et, déjà, Perowsky.
Caine est souvent accompagné par Jim Black ou Zach Danziger, mais Perowsky fait également partie des batteurs avec qui le pianiste joue volontiers. Il a d’ailleurs participé à plusieurs projets de Caine, dontTin Pan Alley, en 1999. Après son apprentissage de la batterie, des sessions avec James Moody, Rickie Lee Jones et Roy Ayers propulsent Perowsky sur le devant de la scène. Dès lors il joue aussi bien avec Bob Berg, Mike Stern, John Scofield… que Lounge Lizards, Hercules and Love Affair ou John Zorn, Dave Douglas etc. Perowsky est également un leader actif : en 2006 il a créé le Red Cred Quartet avec Chris Speed, John Medeski et Larry Grenadier ; en 2009, The Ben Perowsky Quartet, toujours avec Speed, mais aussi Ted Reichman et Gress…
Hébert est un « nouveau venu » dans l’univers de Caine. Originaire de Bâton-Rouge, Lousiane, Hébert commence par la guitare, mais le directeur de l’école de musique le convainc de passer à la basse électrique. D’abord influencé par Jaco Pastorius, Hébert finit par tomber sous le charme de la contrebasse et se perfectionne au William Paterson College, dans le New Jersey. Hébert fait ses débuts avec Matt Wilson, Russ Lossing, Joel Frahm, Tony Malaby… En 2001, Andrew Hill fait appel à lui et le « lance ». Depuis, Hébert a joué avec Lee Konitz, Paul Motian, Kenny Wheeler, Paul Bley, Fred Hersh… En 2010 il a monté le John Hébert Rambling Confessions pour relire les standards avec Jen Shyu, Bennie Wallace, Andy Milne et Billy Drummond. En parallèle Hébert anime un trio d’avant-garde avecBenoît Delbecq et Gerald Cleaver.
Caine aime brouiller les pistes : électrique ou acoustique, en solo ou en orchestre, drum’n bass ou classique, New-Orleans ou avant-garde… Le pianiste newyorkais a placé la versatilité au centre de son art. Sirenne déroge pas à la règle et peut dérouter, au même titre que Blue Wailou Tin Pan Alley. L’auditeur est loin des escapades fusion de Bedrock et du quartet avec Nguyen Lê, Reggie Washington et Cornell Rochester qui s’est produit à Paris en avril dernier. Dans Siren Caine mélange les genres avec allégresse et orthodoxie : bop (« Interloper »), blues (« Hazy Lazy Crazy »), funky (« Crossbow »), latino (« Manual Defile »), pop (« Succubus »), folk (« Foolish Me ») et contemporain (« Siren », « Free lunch »).
Caine signe onze des douze morceaux et rajoute « Green Dolphin Street » (désarticulé à toute allure !), le standard que Bronislaw Kaper et Ned Washington ont écrit en 1947 pour le film éponyme. Les petites pièces vives et courtes - en moyenne quatre minutes - permettent d’apprécier la puissance rythmique de Caine et son goût pour les rebondissements mélodiques. Hébert et Perowsky mettent l’accent sur les graves et le groove. La densité sonore du duo contrebasse – batterie met en relief l’énergie du piano et la musique du trio reste sous tension du début à la fin.
Une mention pour la pochette du disque s’impose : fidèle à son credo d’« éditeur musical », Winter & Winter propose Siren dans un emballage cartonné strié (sa marque de fabrique) d’un orange vif, agrémenté d’un joli livret de photos.
Une vitalité contagieuse et des idées à tout bout de portée : la musique Caine attire irrésistiblement… et Ulysse n’y peut rien !
Le disque
Uri Caine Trio
Siren
Uri Caine (p), John Hébert (b) et Ben Perowsky (d)
Winter & Winter 910 177-2
2011
Siren
Uri Caine (p), John Hébert (b) et Ben Perowsky (d)
Winter & Winter 910 177-2
2011
Liste des morceaux
01. « Tarsish » (2:19 ).
02. « Interloper » (4:19).
03. « Siren » (4:46).
04. « Crossbow » (4:16).
05. « Smelly » (5:16).
06. « Succubus » (4:23).
07. « Green Dolphin Street », Kaper & Washington (5:53).
08. « Foolish Me » (4:33).
09. « Calibrated Thickness » (2:10).
10. « Hazy Lazy Crazy » (4:31).
11. « Free Lunch » (4:53).
12. « Manual Defile » (4:15).
02. « Interloper » (4:19).
03. « Siren » (4:46).
04. « Crossbow » (4:16).
05. « Smelly » (5:16).
06. « Succubus » (4:23).
07. « Green Dolphin Street », Kaper & Washington (5:53).
08. « Foolish Me » (4:33).
09. « Calibrated Thickness » (2:10).
10. « Hazy Lazy Crazy » (4:31).
11. « Free Lunch » (4:53).
12. « Manual Defile » (4:15).
Toutes les compositions sont de Caine sauf indication contraire.
Joyeux Anniversaire ENJA !
Voilà quarante ans déjà qu’ENJA œuvre pour la musique. Un catalogue impressionnant avec plus de six cents références qui parcourent tout un pan de l’histoire du jazz. Cet anniversaire est l’occasion d’interroger l’infatigable fondateur d’ENJA : Matthias Winckelmann.
ENJA a quarante ans cette année. Vous avez créé le label avecHorst Weber à Munich. Pouvez-vous nous raconter l’histoire de cette naissance ?
ENJA a quarante ans cette année. Vous avez créé le label avecHorst Weber à Munich. Pouvez-vous nous raconter l’histoire de cette naissance ?
Matthias Winckelmann: Horst et moi, nous nous sommes rencontrés dans le premier petit club de jazz de Munich, à la fin des années soixante si ma mémoire est bonne. J’étais encore étudiant à l’Université de Munich et Horst était styliste, fan de jazz, tout comme moi. Avec son métier Horst allait au Japon de temps en temps et avait noué des liens étroits avec la scène du jazz japonaise – à cette époque, le Japon était une grande nation du jazz... Un jour Horst est venu me voir et m’a dit que les Japonais aimaient beaucoup Mal Waldron, qui avait été en plus le dernier pianiste de Billie Holiday... Il se trouve que j’avais rencontré Mal peu de temps avant à Munich et que nous étions devenus de bons amis. Donc nous avons décidé de produire un disque et de le proposer à un label japonais. Et c’est avec Black Gloryde Waldron que nous avons commencé…
Pourquoi le jazz plutôt que la musique classique (l’Allemagne a une longue tradition classique…) ou le rock (à la mode dans les années soixante-dix et sans aucun doute plus rentable que le jazz) ?
M.W. : J’ai été happé par le jazz à dix-sept ans quand j’ai entenduCharlie Parker pour la première fois – après, il est vrai, avoir été fasciné par Louis Armstrong. Je me suis beaucoup intéressé à la musique classique. Elle faisait partie de mon éducation et j’allais régulièrement écouter des concerts, plutôt de musique moderne, mais l’expérience du jazz a été plus profonde. Quant au rock, j’ai toujours trouvé que c’était une musique de masse parfaitement ennuyeuse. Et quand nous avons lancé ENJA, il n’était pas question de faire plus d’argent que nécessaire ; c’était uniquement par passion.
En quoi le jazz est-il différent des autres musiques et pourquoi vous émeut-il ?
M.W. : La sensation qui émane d’un tempo medium joué par Elvin Jones sur sa batterie est une aventure unique que vous ne trouvez dans aucune autre musique. Elle combine subtilité et intensité avec harmonie. Pourquoi aimez-vous davantage cette fille qu’une autre ?
Pour revenir à ENJA, que signifie E N J A ?
M.W. : Au départ ENJA ne veut rien dire. Nous cherchions un joli nom avec une voyelle terminale, qui se prononce facilement dans la plupart des langues avec une combinaison de lettres. Plus tard nous lui avons trouvé un sens : « European New Jazz » et « American » a rapidement remplacé « Avant-garde ».
Quelles grandes époques faut-il distinguer dans la chronologie d’ENJA ?
M.W. : Dans un premier temps les artistes de l’avant-garde européenne et japonaise : Alexander Von Schlippenbach, Terumasa Hino, Albert Mangelsdorff, Yosuke Yamashita etc. Vinrent ensuite les artistes novateurs américains comme Archie Shepp, Cecil Taylor, Leroy Jenkins, Eric Dolphy… Puis ce fût le tour des légendes comme Tommy Flanagan, McCoy Tyner, Chet Baker, Freddie Hubbard, Elvin Jones, Kenny Barron et tous les autres… Enfin, les premières productions « world » avec Dollar Brand (alias Abdullah Ibrahim),Rabih Abou-Khalil, Mahmoud Turkmani, des groupes Gypsy, l’indonésienne Monica Akihary, le saxophoniste virtuose turc Taner Akyol et bien d’autres encore !
D’Abou-Khalil à Zoller, ENJA compte plus de deux cent cinquante artistes à son répertoire. Quelle est votre approche pour dénicher des musiciens et construire des relations durables ?
M.W. : J’écoute des disques, je vais dans les festivals, je suis les recommandations d’autres artistes… Et je finis toujours par aller écouter les musiciens en concert ou dans un club. Il n’y a que là que vous pouvez réellement découvrir la véritable personnalité d’un artiste. J’ai toujours privilégié l’originalité plutôt que la virtuosité !
Pouvez-vous nous raconter comment vous avez rencontré et enregistré des artistes tels que Waldron, Zoller ou Baker ?
M.W. : Mal, je l’ai rencontré un dimanche après-midi lors d’une session dans un club où les soldats noirs-américains venaient draguer les filles. J’ai vu Chet en Allemagne de nombreuses fois, mais aussi au Chat qui pêche, à Paris, où je passais la plupart de mon temps pendant les vacances universitaires. Zoller, c’était au club de jazz de Francfort pendant les vacances : il jouait après un concert du JATP, avecPhineas Newborn, Zoot Sims,Roy Eldridge, Jay Jay Johnson… Quelle nuit ! J’avais fait le mur de l’internat pour assister à cet événement et fus à deux pas d’être renvoyé de l’école ! Plus tard Attila est devenu un ami proche. Á New York je dormais toujours chez lui, et quand il venait en Allemagne, il logeait dans ma maison…
Le catalogue d’ENJA compte plus de six cents références, du jazz « classique » à l’avant-garde : comment décrire la ligne éditoriale d’ENJA ?
M.W. : Difficile de répondre : j’ai souvent été accusé de ne pas avoir réellement de ligne musicale. Peut-être que la seule caractéristique commune à tous les enregistrements est la recherche d’une qualité sans compromis. Pendant des années je n’ai enregistré que ce que j’aimais vraiment et ce qui me touchait. Un modèle commercial catastrophique, comme je l’ai réalisé entre-temps !
ENJA a également mis en avant des jazzmen historiques, parfois sous-estimés en Europe, comme Charlie Mariano, Art Farmer, Eddie Gomez, Tommy Flanagan… Quel est l’héritage de ces maîtres ?
M.W. : C’est l’un des axes les plus importants de mon catalogue. Prenez Flanagan, par exemple, une personne calme, magnifique et un artiste BRILLANT, plein d’idées remarquables présentées dans un emballage légèrement conservateur. L’exact opposé d’une rock-star qui doit toucher des foules immenses. De toute manière je pense que le jazz est un art bien plus intime que la plupart des autres arts.
Lucien Dubuis, Vincent Courtois, Nils Wogram, Pascal Schumacher,Gabriele Mirabassi… ENJA s’intéresse aussi aux musiciens de jazz européens contemporains. Comme vous connaissez aussi bien la scène américaine qu’européenne, comment les comparez-vous ?
M.W. : Entre les Etats-Unis et l’Europe nous vivons dans des mondes très différents. Ici le jazz est davantage considéré comme une forme d’art à part entière et c’est également vrai dans les médias. Ce qui a commencé à être compris plus récemment aux Etats-Unis. La couverture médiatique du jazz est bien plus large en Europe qu’aux Etats-Unis, et, comme chacun sait, elle l’était encore davantage il y a une trentaine d’années. Mais quand même, le jazz est bien plus présent sur les ondes et dans les airs en Europe qu’aux Etats-Unis. Aujourd’hui l’Europe est très riche – trop riche ? – en musiciens bien formés et talentueux. Et, bien sûr, c’est pareil aux US. Mais les comparaisons n’ont pas beaucoup de sens : le jazz n’est pas un sport !
A l’exception d’Abou-Khalil qui est avec ENJA depuis plus de vingt ans, il semblerait qu’ENJA a ouvert largement son catalogue à « l’ethno-jazz » (désolé pour le mot) : Rudresh Mahantappa, Taner Akyol, Aly Keita, Dhafer Youssef… Est-ce une nouvelle orientation ?
M.W. : Je ne m’en étais pas vraiment rendu compte. Je n’ai jamais voulu bâtir un musée basé sur du jazz ancien. Je recherche toujours des personnalités musicales, peu importe leur style. Le dernier exemple en date est un pianiste sidérant : Malcom Braff, fils d’un missionnaire américain, né et élevé au Brésil, puis en Afrique de l’Ouest et installé en Suisse… Une nouvelle voix tout ce qu’il y a d’originale !
Comment voyez-vous l’influence de la « world music » sur le jazz ?
M.W. : Je pense que c’est plutôt le jazz qui influence la « world music » ! Grâce à l’improvisation qui est devenue un élément incontournable.
ENJA, ECM, Winter & Winter, ACT… Comment expliquez-vous que les labels indépendants allemands soient si créatifs ?
M.W. : Et bien je pense que c’est lié à l’environnement général en Allemagne, à l’instar du soutien des cinq radios nationales. Plusieurs productions « lourdes », avec des artistes excellents mais difficiles à vendre, n’auraient jamais vu le jour sans l’aide financière de la WDR à Cologne. C’est le cas par exemple des cinq superbes œuvres du compositeur Klaus Kœnig.
Quelle est la part des enregistrements en concert dans le catalogue ENJA ?
M.W. : Je dirais autour de 25% d’enregistrements « live ».
De l’analogique au numérique et du disque au MP3, les techniques d’enregistrement et les supports ont radicalement changé. Pensez-vous que ces changements techniques ont eu un impact sur le jazz en lui-même ?
M.W. : Pas vraiment. Cela dit, une chose est quand même importante : auparavant les enregistrements se faisaient sur deux pistes. Autrement dit la prise enregistrée était souvent la prise définitive. Le groupe devait donc rester constamment attentif et sous tension. Aujourd’hui, avec le multi pistes, les musiciens peuvent choisir d’enregistrer leur solo autant de fois qu’ils le souhaitent. Ce qui tend à favoriser la composition, une approche plus écrite qui, parfois, bride l’exaltation…
Quels sont les impacts des changements techniques sur le marché du jazz et sur ENJA ?
M.W. : Le monde du téléchargement devient chaque jour plus important et ENJA s’est adapté à ce changement : les téléchargements représentent désormais autour de quinze pour cent de nos ventes. Environ soixante-dix pour cent du catalogue a été numérisé. Nous sommes particulièrement fiers de la production analogique « ENJA Master Series », numérisée récemment en utilisant une technologie contemporaine d’une qualité remarquable.
Pour conclure, si vous deviez convaincre quelqu’un d’écouter du jazz, quel(s) disque(s) d’ENJA lui recommanderiez-vous ?
Nous proposons près de sept cents disques et j’espère qu’ils ont tous un atout…
Trois disques, trois orientations… un label
La ligne historique
My Favorite Song
ENJA 6074 22 - 1988
Deux semaines avant sa mort mystérieuse, Chet Bakerenregistre pour ENJA un disque de standards avec des formations à géométrie variable : deux orchestres (le NDR Big Band et le Radio Orchestra Hanover), quelques proches (Walter Norris, et Herb Geller) et une rythmique sur mesure (John Schroder, Lucas Lindholm etAage Tanggaard). Les Favorite Songs vont comme un gant à Baker : sa sonorité soyeuse (comme s’il jouait du cornet), son phrasé détendu, sa mise en place précise et sa science des silences font des merveilles. D’un « Sumertime » chaloupé à un « Django » poignant, en passant par un « All Blues » dramatique, le trompettiste se montre sous son meilleur jour. Et quand il chante « My Funny Valentine », thème fétiche, ou « I Get Along Without You Very Well », son timbre quasi féminin, sa diction mâchée, sa tessiture restreinte et ses lignes vacillantes dégagent une fragilité émouvante qui rappelle évidemmentBillie Holiday. My Favorite Songs fait partie de ces disques du catalogue d’ENJA qui rappellent que le passé du jazz est toujours bien présent !
La ligne claire
African Magic
ENJA 888845 2 – 2002
African Magic est une longue prière ininterrompue autour de « Blue Bolero ». Abdullah Ibrahim déploie un sens mélodique envoutant, une délicatesse toujours sur le qui-vive et une subtilité pleine de tension. Le pianiste reprend ses « tubes », à l’instar de « Cape Town Flower », « The Stride », « The Mountain »… mais aussi de superbes hommages à Duke Ellington (« Duke 88 », « In A Sentimental Mood ») et John Coltrane (« For Coltrane »). Avec Sipho Kunene, baguettes souples et inventives, et Belden Bullock, cordes puissantes et volontaires, le trio d’Ibrahim ne laisse aucune oreille insensible. Les vingt-quatre saynètes musicales d’African Magic s’inscrivent dans un jazz moderne qui marie avec bonheur le jazz traditionnel, l’avant-garde, les influences du monde, voire la musique classique.
La ligne courbe
Arabian Waltz
ENJA 9059 2 – 1996
Grand maître de l’oud,Rabih Abou-Khalil laisse libre court à son art de conteur dans six pièces toutes plus colorées les unes que les autres. Michel Godard (tuba et serpent) et Nabil Khaiat (tambour sur cadre) complètent le trio oriental qui dialogue avec un quatuor classique, le Balanescu Quartet. L’écriture d’Abou-Khalil est un savoureux mélange de raffinement et de vitalité. Chaque morceau est constitué de mouvements harmonieux qui tourne chacun à leur manière autour du thème central. Contrepoints, canons et unissons se jouent astucieusement des contrastes entre la sonorité du trio et celle du quartet. Avec ses dissonances orientales et sa liberté rythmique, la musique d’Abou-Khalil emmène le jazz aux frontières de la musique du monde et du la musique classique.