22 novembre 2014

Décembre 2011

Ozma au Sunset

Créé en 2001 Ozma continue de tracer sa route avec persévérance : depuis son premier album publié en 2005 le groupe a sorti un disque tous les deux ans et Peacemaker, leur quatrième opus, sera dans les bacs le 16 février 2012.
Ozma a profité de la scène du Sunset, le 15 décembre, pour présenter la nouvelle formule de son « jazz explosif ». Nouvelle formule d’abord parce que le quintet est devenu un quartet : le trombone de Guillaume Nuss (Ozma et Electric Taxi Land) ou de Matthias Mahler (Strange Traffic) a disparu. En revanche les quatre autres compères du CNR de Strasbourg sont toujours là : Adrien Dennefeld à la guitare, David Florsch aux saxophones, Édouard Séro-Guillaume à la basse et Stéphane Scharlé à la batterie.
Depuis Electric Taxi Land, Ozma avait abandonné les rivages « funkamétriques » pour gagner des terres « explosives ». Avec Peacemaker Ozma infléchit encore son cap musical : une rythmique où les influences funk et rock sont plus diffuses, une ambiance plus aérienne et électrique voire planante, une architecture rigoureuse et des interactions bien construites.
Dernier changement évident, la charte graphique et le look : c’en est fini de l’univers des taxis et de la bande-dessinée, Ozma passe au costume anthracite et teeshirt noir (pas au Sunset, mais sur la pochette de Peacemaker).
Le premier set de la soirée s’articule autour de quatre compositions collectives extraites de Peacemaker. Ozma profite du concert pour prendre son temps, laisser de la place aux chorus et triturer davantage les morceaux que sur disque.

Dès « Tangram » - évocation des courses en taxis au Burkina Fasso… - le ton est donné : Ozma met l’accent sur le groupe plutôt que sur les individualités. La musique est dynamique avec une section rythmique musclée : batterie costaude et touffue, rifs de basse robustes. Les thèmes, souvent dissonants, évoquent parfois la musique indienne (« Balsam Firs »), le rock (« Peacemakers ») ou M’Base (« Tangram », « Dilatation Stéréo »). Dans les développements, Florsch et Dennefeld ne se mettent pas en avant et privilégient toujours le son d’ensemble. Dennefeld utilise les effets de sa Godin avec à propos : accords vaporeux, « haute tension » (« Peacemakers »), ostinatos... Des chorus vifs, marqués par la fusion, succèdent à des unissons, contrepoints et autres lignes d’accords qui accompagnent le ténor ou la basse. Sonorité chaleureuse et technique irréprochable, Florsch alterne passages mélodieux et envolées corrosives, mais toujours sur des appuis dansants. Le saxophoniste renforce le côté jazz et la dimension acoustique d’Ozma. Séro-Guillaume insiste sur la musicalité des motifs et ses rifs s’insinuent dans les discours du guitariste et du ténor. A la fois puissant et mélodieux son jeu rappelle celui de Reggie Washington. Avec sa frappe mate, sèche et forte, Scharlé maintient la pression : peu de roulements, mais des coups variés, ponctués de « splash », qui font monter la tension. Même si la fusion semble être son terrain de prédilection, le batteur fait preuve de majesté aux mailloches et d’élégance aux balais.

Peacemaker est à rapprocher de Genesis & The Opening of The Way. Et dans les pas de Steve Coleman, Ozma construit son propre univers au confluent du jazz, du rock et de la musique du monde : une musique rythmée, chantante et moderne.






Les âmes papillons au Triton

Jean-Marie Machado poursuit ses aventures musicales tout azimut : le solo et le trio Sœurs de sang, le duo avec Dave Liebman ou Andy Sheppard, le sextet Andalucía, le nonet Danzas et même un orchestre de chambre dans le projet Impressions. Mais il manquait encore une expérience en quintet. C’est désormais chose faite avec Les âmes papillons !

Machado fait preuve d’une grande constance dans le choix de ses musiciens. C’est sans doute l’un des facteurs qui donne tant de personnalité à sa musique. Pour Les âmes papillons Machado s’est entouré de Nicolas Larmignat à la batterie et Jocé Mienniel aux flûtes, tous les deux membres de Danzas, ainsi que Jean-Philippe Viret, le contrebassiste de Sœurs de sang (trio complété par Jacques Mahieux derrière les fûts). Pour donner la réplique à la section rythmique et au flûtiste, Machado a choisi la voix de Claudia Solal. Inutile de présenter une fois de plus cette chanteuse étoile de la scène du « jazz créatif » : Sketches de Jean-Marc Padovani, Poètes, vos papiers d’Yves Rousseau, le Newdecaband de Martial Solal, La Banquise de François Toullec, sans oublier, bien sûr, Spoonbox.
Après une « répétition » au Perreux sur Marne le 17 novembre, le quintet se produit pour la première fois en club au Triton le 25 novembre. Les âmes papillons jouent neuf morceaux d’une grande cohérence et « Tan precioso », une chanson un peu dans l’esprit du fado, au répertoire du duo Machado et Antonio Placer.
Les pièces jouées par les âmes papillons doivent leur cohérence musicale à la dynamique du groupe : personne n’a la vedette et l’architecture des morceaux – plutôt complexes - se base sur une symbiose des musiciens (« Isela »). Le rythme a un rôle essentiel, alliage de puissance (« Butterfly Rescue ») et de motifs mélodiques (« Kenando » - orthographe approximative…). Les âmes papillons s’amusent avec les sonorités (acoustiques) : interactions permanentes entre la voix de Solal, les flûtes (voire une guimbarde dans « Fourmi sur sa barque ») de Mienniel, l’archet de Viret (« Isela ») et la main droite de Machado ; jongleries de Larmignat avec diverses percussions ; jeux avec le langage, les cris, les cordes et le souffle… Quant aux mélodies, elles oscillent entre mélopées mystérieuses et dissonances contemporaines, avec souvent une pointe de poésie. Le côté théâtral se trouve renforcé par les contrastes entre les rythmes robustes et les mélodies éthérées, et par l’utilisation dans les chansons d’une langue inventée par Machado. Langue légèrement nasale et aux intonations arrondies qui peut évoquer ça et là le japonais (très loin des accents fortement germaniques du kobaïen de Christian Vander…).
Dans Les âmes papillons, la voix est un deuxième « soufflant » : les paroles sont secondaires, voire inexistantes (ou, en tous cas, incompréhensibles). Avec un ambitus hors norme, une mise en place impeccable, des vocalises au cordeau et une voix mixte parfaitement dominée, Solal fait preuve d’une maîtrise incomparable. Mienniel joue essentiellement de la grande flûte traversière, mais aussi de l’alto, de la flûte piccolo, d’une sorte de fifre et d’une guimbarde. Mienniel est un partenaire idéal : jeu précis, discours limpide et écoute attentive. Contrebassiste polyvalent par excellence, Viret se montre à l’aise dans toutes les circonstances et ses qualités ne sont plus à démontrer : des motifs carrés, une walking enlevée (« Siento Vento »), des solos particulièrement vivants (« Kenando »), un jeu à l’archet d’une justesse irréprochable avec une sonorité proche du violoncelle (« Les Anapas » - orthographe approximative…). Larmignat impressionne par la vivacité et la musicalité de son drumming. Son jeu foisonnant maintient le quintet sous pression et sa maestria avec les poly-rythmes trouve naturellement sa place dans cette musique pleine de surprises (« Butterfly Rescue » avec un solo majestueux, à base de roulements). A l’instar de Danzas, Machado laisse beaucoup de place au groupe et fait la part belle aux rythmes - ostinatos, pédales, rifs… Sa main droite se joint souvent au duo voix – flûte et le pianiste s’aventure volontiers dans des passages lyriques (« Isela », « Tan precioso »), sans renier le swing (« Siento vento ») ni la musique contemporaine (« Butterfly Rescue »).
Machado va au bout de ses idées sans se soucier des modes. Les âmes papillons créent une musique intense, inédite et personnelle : une sorte de romantisme d’avant-garde goguenard…

Les Sons d’hiver de Fabien Barontini

Du 27 janvier au 18 février le Val-de-Marne résonnera aux Sons d’hiver. Pour la vingt-et-unième édition du festival, Fabien Barontini et son équipe ont concocté un programme éblouissant entre tradition et modernité : Pura Fé, William Parker, Sonny Simmons, Craig Taborn, Vijay Iyer, Ursus Minor, Wadada Leo Smith, Pharoah Sanders, Bunky Green, Archie Shepp… et tous les autres. Barontini lève le voile sur quelques secrets qui entourent les Sons d’hiver, ce trésor annuel et désormais familier…
 La découverte du jazz
C’est une longue histoire… J’ai découvert le jazz dans les années soixante. J’étais un gamin et c’était une époque où il y avait encore du jazz à la télé : j’ai vu Duke Ellington à la télé un soir à six heures et Cecil Taylor en 1969 à midi et demi dans une émission en prime time, invité à jouer du free jazz ! C’est hallucinant quand on y réfléchit : la télévision gaulliste était plus libre que la télévision marchande d’aujourd’hui qui est complètement dominée par l’audimat !
Mes parents n’écoutaient pas de musique, mais quand j’étais gamin la télévision m’a permis d’être confronté à une musique qui était magnifique. Je ne savais même pas que cette forme d’expression musicale s’appelait du « jazz ». Ça m’est resté dans la mémoire. Il est vrai que la bande son de l’époque était très jazz : les musiques de film, la radio, la télé et tout ça. Donc nous vivions dans ce son-là avec beaucoup de facilité.
Et puis un jour, quand j’étais ado, j’ai commencé à acheter des disques et je me suis aperçu que cette musique s’appelait le « jazz ». J’ai eu un vrai choc émotif. A l’époque j’apprenais le piano classique et j’avais une sensation de liberté dans le jazz qui ne m’a jamais quitté. Quand on le joue dans son esprit et non pas de manière académique, le jazz procure une sensation de liberté formidable. Je crois que c’est ce qui m’a fait venir au jazz : ce plaisir de liberté, de dépassement et la joie que communique cette musique, même quand elle est en colère.
J’ai commencé à devenir boulimique de disques, lire toutes les revues de jazz de l’époque, découvrir un tas de musiques annexes… Et c’est comme ça que je suis devenu amateur.
De l’amateur à l’organisateur
J’étais prof de français. Au début j’ai commencé par animer des émissions sur des radios libres, comme Jazz Cocktail sur TSF. Et un jour je me suis rendu compte que j’étais directeur de festival…Je n’avais évidemment pas de plan de carrière ! Bien sûr il existe des études pour devenir producteur, administrateur… mais je pense qu’il faut diriger un festival par amour pour la musique, pas pour la carrière !
Dans les années quatre-vingt dix, au tout début de Sons d’hiver, je m’occupais de ce festival et j’étais content. Je me rappelle avoir amené Ahmad Jamal faire unconcert dans un théâtre à Villejuif et j’avais pris un disque avec moi : Live At The Spotlight. Aujourd’hui c’est uncollector... Je l’avais acheté quand j’étais ado, peut-être même plus jeune, et ce disque m’avait tellement plu que je voulais le faire dédicacer par Jamal. Au moment où il me dédicace ce disque dans les loges, je réalise que j’étais directeur de festival, que je n’avais pas fait exprès, mais que c’est mon inconscient qui m’avait poussé à le faire. Je n’avais jamais eu cet objectif, mais je l’avais fait sans le savoir parce que j’étais attiré par la musique, comme les papillons par la lumière. Autrement dit je faisais le boulot, mais sans réaliser ce que c’était réellement. Il faut dire que le lendemain j’avais les cours de français qui m’attendaient. C’est comme ça que je me suis rendu compte que j’étais le directeur d’un festival : les musiciens qui m’avaient fait rêver enfant ou ado étaient là devant moi… Et j’étais tout étonné !
La naissance de Sons d’hiver
Né au début des années quatre-vingt, Banlieues Bleues a précédé Sons d’hiver. C’était une époque où on pouvait encore faire des choses surprenantes, inventer et prendre le contrepied des habitudes.
Le conseil général du Val-de-Marne voulait qu’il y ait des activités culturelles dans les
banlieues sud. Nous organisions un petit festival avec certaines villes et, après discussion avec le conseil général et le ministère de la culture, nous avons décidé d’étendre le festival. Nous avons également profité de la construction de beaucoup de théâtres à la fin des années 70 et dans les années 80. Comme nous étions en banlieue, nous pouvions aller à contresens : organiser des concerts dans des villes différentes, adapter les horaires, programmer de la musique novatrice… et profiter de l’hiver : nous voulions dire que l’année commence en hiver et peut commencer en musique !
Le fait d’être en hiver dans des salles – et non pas en plein air ou dans des stades - favorise un rapport à l’échelle humaine du concert. C’est ce qui nous a permis petit à petit de bâtir une programmation innovante et pointue : dans une salle à taille humaine, avec une bonne acoustique, nous pouvons programmer des musiciens qui font des recherches sonores. Ces artistes établissent un rapport au public qui permet de proposer des choses d’une grande richesse. Ce n’est pas possible dans des concerts avec vingt mille spectateurs et une sono qui, de toute manière, ne permet pas d’entrer dans les subtilités sonores de la musique.
Aujourd’hui encore c’est possible prendre le contre-pied de la normalité, mais il faut se battre fermement. Les politiques culturelles au niveau gouvernementales sont régressives. Il est clair que depuis cinq ans il y a une volonté de faire disparaître le ministère de la culture, de favoriser à tous prix la musique commerciale, les produits commerciaux… Et la création du Centre National de la Musique va dans ce sens-là. Nous ne sommes plus dans une époque où les politiques culturelles sont tournées vers l’invention artistique.
Vingt et un ans d’existence
La recette de la longévité de Sons d’hiver c’est une bonne articulation entre les politiques culturelles – la Région Île-de-France, le Conseil Général du Val de Marne et les Municipalités – qui ont envie de soutenir la création artistique et nos propositions, en tant que producteurs, qui doivent constamment stimuler l’éveil et la recherche artistique.
Il faut traiter le public en adulte. Il ne faut pas faire un festival en se disant « qu’aimera le public ? », mais s’efforcer qu’il y ait un travail de création artistique et que le public ait les moyens de se faire une opinion.
Nous devons aussi garder un rapport ludique à la musique. Dans la création artistique il y a toujours un rapport ludique et, trop souvent aujourd’hui, on nous habitue à « en avoir pour son argent », plutôt que de s’amuser.
En fait nous avons essayé de bâtir un festival de jazz qui ne s’appelle pas un festival de jazz ! C’est-à-dire où la musique de jazz est là, mais sans l’étiquette parce que dès qu’il y a une étiquette, il y a un schéma-type. Et un schéma-type ne nous intéresse pas car le jazz est une musique qui s’invente tout le temps et qui n’est jamais prisonnière d’un schéma…
Au début, pendant les cinq premières années, nous avons tâtonné un peu. Nous avons affiné notre démarche. Puis nous avons pu commencer à affirmer des choses de plus en plus fortes, jusqu’à faire une sorte d’état des lieux du jazz et des musiques proches. Nous avons monté des projets novateurs que nous avons produits nous-mêmes. Ensuite nous avons établi des relations avec d’autres festivals, comme le Vision Festival à New-York. Nous avons essayé de trouver des collectifs en France, en Europe et aux Etats-Unis, avec lesquelles nous étions en adéquation et nous les avons intégrées dans le festival.
C’est comme si nous avions creusé un sillon et franchi des étapes en tenant un cap artistique toujours cohérent.
Bernard Lubat, William Parker, le Vision Festival…
J’ai vu Bernard Lubat pour la première fois en 1971. Je n’étais pas encore adulte. Il jouait en duo avec Eddy Louiss à l’orgue. Je l’ai vu dans des concerts à Paris complètement foutraques. C’était avant qu’il ne crée la Compagnie Lubat. Autrement dit c’est un musicien que je connais depuis longtemps et que je trouve vraiment passionnant. Lubat organise aussi un festival : Uzeste Musical. Donc c’est un musicien qui est également organisateur, comme William Parker avec le Vision Festival à New-York. Parker est d’ailleurs quelqu’un qui jouait très peu en France et pourtant c’est un musicien très important. Lubat et Parker ne sont pas que musiciens, mais ils cherchent aussi à travailler la relation avec le public.
Pour nous, organisateurs de festival, c’est important d’avoir des artistes qui savent ce que ça veut dire que de faire venir du public. Évidemment ce n’est qu’un exemple parce qu’il y a des musiciens extraordinaires qui n’ont pas cette approche. Mais pour un festival comme Sons d’hiver il est important d’avoir des musiciens comme eux, qui servent aussi de repères. Il faut que le festival se nourrisse de sources-repères pour se forger une identité.
C’est pour cela que tous les ans au mois de juin je vais au Vision Festival. C’est une force artistique à New-York qui fédère de nombreux musiciens de la scène improvisée. L’intérêt c’est qu’il y a beaucoup, beaucoup d’excellents musiciens. C’est là-bas que j’ai rencontré Hamid DrakeBill Cole (qui joue avec Parker)… Cela permet de voir et d’écouter beaucoup d’artistes en une semaine et de voir en même temps dans quel contexte ils travaillent. C’est primordial d’avoir des échanges avec les musiciens dans leur environnement, pour comprendre comment ils vivent, travaillent, s’organisent…
L’identité de Sons d’hiver
Je pense qu’il est important qu’un festival suive des musiciens pour développer une identité originale. Je ne dis pas qu’il faut que tous les festivals fassent la même programmation que Sons d’hiver. De toute manière la musique est suffisamment riche pour éviter cet écueil, mais il ne faut pas être uniforme et il faut s’efforcer de créer sa propre identité. Le suivi des artistes c’est une manière de refuser l’uniformisation.
Le jazz évolue de manière permanente, mais il n’évolue plus par cycles d’écoles. Il part tout azimut grâce aux différents styles qui se côtoient. Cependant il y a une fracture, qui a peut-être toujours existé, mais qui s’est sans doute accentuée, entre un jazz vivant, artistique et un jazz stéréotypé, commercial avec des produits fabriqués. Sons d’hiver s’attache à programmer un jazz vivant et créatif. C’est la démarche opposée à celle des tourneurs qui proposent quelques musiciens aux Festivals de l’Été – et c’est aussi pour cette raison que nous nous appelons Sons d’hiver ! Nous refusons cette notion de festival dans lesquels nous écoutons toujours les mêmes musiciens. Évidemment il y a des festivals qui échappent à cet écueil comme Jazz à Luz, Vagues de Jazz, Uzeste…
Il faut souligner aussi que le gros des festivals n’est pas là pour faire des bénéfices. Nous sommes simplement un lieu de circulation d’argent, pas de profit. Nous payons des musiciens, des techniciens, des imprimeurs… nous redistribuons l’argent. Nous travaillons avec des labels comme RogueArt, Nato… Tous ces gens qui n’ont pas pour objectif de devenir riches, mais de pouvoir diffuser la musique et leurs projets. Sons d’hiver tient à privilégier les affinités pour conserver son identité.
Penser, programmer, produire
Comme j’aurais aimé programmer Louis Armstrong et King Oliver ! Malheureusement je ne peux pas programmer tous les musiciens que j’aime parce que le festival durerait 365 jours ! Donc il faut limiter…
Mon premier critère est de programmer des démarches que j’apprécie. C’est un critère purement subjectif, mais je ne pourrais pas programmer un artiste uniquement parce qu’il plaît à une institution, à un média… Pour pouvoir défendre une programmation, se battre au quotidien - parce qu’organiser un festival c’est une bataille contre plein de contraintes - il faut être motivé et pour être motivé il faut programmer les artistes qu’on aime.
Ensuite, il y a une volonté de recherche : un attachement à la tradition, mais avec des artistes qui nous amènent dans des zones inconnues. C’est-à-dire unearticulation entre histoire et innovation. Comme Bunky Green, par exemple : j’ai vu la création de son concert au Millenium Park de Chicago en août 2009. C’est remarquable !
Une autre originalité de Sons d’hiver : nous voulons être indépendants artistiquement. C’est pour conserver notre indépendance que nous suivons et produisons des artistes. Nous n’achetons presque jamais de tournée, même s’il y a des tournées qui se montent avec les artistes que nous produisons. En terme de production, ça veut dire que nous faisons tout le travail autour du concert : les répétitions, les billets d’avion, les chambres d’hôtel, les autorisations… Sons d’hiver propose des créations – quand la première a lieu à Sons d’hiver - et des inédits – les concerts qui n’ont jamais été produits en France, voire en Europe.
Paroles et musiques
Les projections de films, les spectacles, les conférences… que Sons d’hiver organise permettent aux spectateurs qui le souhaitent d’aller au-delà de la musique, de discuter avec les musiciens, d’avoir un échange avec eux, un temps de rencontre supplémentaire. C’est aussi un moyen de comprendre comment réfléchissent les musiciens.
Ce serait bien de faire davantage d’interactions de ce type : les gens se rapprochent, ça développe les relations humaines et casse le rapport consommateur à la musique.
Un jour je me suis dit qu’il était dommage que les gens assistent à un concert et repartent aussitôt après. Bien sûr si le concert leur a plu ou s’ils ont pu en tirer quelque chose, c’est tant mieux ! Mais il manque quand même quelque chose : le lien qui se crée entre nous à travers la musique. Pourquoi et comment la musique peut-elle être un moyen de vivre différemment, sans égoïsme ? Je m’explique : le musicien donne le meilleur de lui-même sur scène ; c’est un don formidable et cette qualité humaine, mise sur la scène, est une source d’échanges collectifs. La musique peut nous aider à mieux être humains.
D’autant plus que la musique, ce n’est pas que des sons. C’est un drôle de médium. Les enfants, par exemple, avant même de savoir lire et parler, sont déjà sensibles à la musique. Ils ne savent pas encore symboliser, mais ils ressentent déjà la musique. La musique touche notre émotion au plus profond et nous la décrit sous une forme symbolique très riche. Finalement c’est un art à la fois très émotif et très réfléchi. C’est pour ça que nous proposons ces conférences : pour savoir comment on passe de l’émotif au très construit.
Leroi Jones dit dans Le peuple du blues que la musique est une philosophie qui s’exprime par une attitude. Tous les dialogues avec les musiciens permettent d’approcher leurs faces cachées et philosophiques. Les musiciens très créatifs ont toujours une pensée profonde sur la vie. Ils ont souvent une pensée symbolique de l’émotion. C'est-à-dire qu’ils arrivent à formuler par un langage souvent poétique ce que la musique traduit. C’est quelque chose de très difficile et de toujours enrichissant.
Le jazz, le monde et la beauté
Il faut lire et relire Édouard Glissant : le jazz participe à la mondialité, c'est-à-dire à la capacité qu’ont les peuples à créer ensemble dans le respect de leur diversité et de leur identité. De là naissent des échanges riches et novateurs, que Glissant appelle la créolisation.
Les artistes marient des genres qui s’enrichissent les uns les autres. A l’origine il y a le blues et le jazz. Les musiques qui sont apparues après, du rock au reggae en passant par le hip-hop, trouvent leurs racines dans le jazz et le blues. Ces nouvelles expressions musicales ont créé de nouveaux codes musicaux qui viennent à leur tour enrichir le jazz. Et toute cette diversité musicale, si on l’écoute bien, ouvre toutes les voies qui permettent d’accéder à la beauté.
Ce qui me passionne dans la musique, c’est le rapport à la beauté. La musique, et c’est vrai pour l’art en général, c’est de la recherche. La recherche de la beauté… pas la recherche scientifique. La beauté ne se décrète pas et ne se délimite pas : elle fait appel à tellement de notions qu’elle ne peut se vivre que dans l’art.
La beauté artistique, selon moi, permet également d’accéder à la sérénité. Quand nous ressentons la beauté, nous nous retrouvons dans une situation d’accomplissement et de réussite subjective, personnelle. Et cet état je ne l’ai ressenti que devant des tableaux extraordinaires, pendant des concerts remarquables ou en lisant de magnifiques poèmes. C’est un état de bien-être et d’éveil. D’éveil parce que quand nous assistons à un concert qui nous amène à cet état, nous avons l’impression que tout notre être est présent, en fusion avec la beauté.
C’est pour ces raisons que dans Sons d’hiver nous nous efforçons de n’exclure aucune piste musicale. Par exemple le trio Amarco est un trio à corde, très proche de la musique contemporaine. C’est magnifique, n’a rien à voir avec le hip-hop, mais c’est aussi une des voies vers la beauté, donc il ne faut pas se l’interdire.
Politique, sujet et liberté
Nous avons rencontré l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians - NDLR) à Chicago il y a cinq ans. Ils ont été très coopératifs puisque nous avons réussi à monter ensemble le Great Black Music Ensemble. Ils nous ont même obtenu des subventions pour payer les billets d’avion et le premier concert du Great Black Music Ensemble a pu avoir lieu en Europe : c’était magnifique ! L’AACM est particulièrement intéressante parce qu’ils ont une école avec près de trois cent musiciens de très haut niveau. Et puis Chicago c’est un monument musical, donc c’est important d’être en relai avec cette ville.


Il y a une politique du sujet dans la musique créative : les musiciens, quand ils ne sont pas conformistes dans leur art, ont une présence qui invite les auditeurs à exister eux aussi. Avoir des individus qui affirment leur personnalité sur scène, c’est inviter le public à le faire aussi. Dans l’acte artistique, il faut quand même une bonne dose de courage pour s’affirmer, être soi-même… Ce n’est pas évident d’aller sur scène et de créer ! Je me pose souvent la question : est-ce que les concerts donnent envie au public d’être aussi libres que les musiciens sur scène ? C’est la façon dont la musique pose une véritable question politique autour de la liberté du sujet : comment chacun conçoit sa liberté ?
Ça me rappelle une anecdote que j’ai lue dans Panique à l’Imperial Palace, les mémoires du fondateur de l’Annecy Jazz Action, Michel Carvallo. Il explique comment il est arrivé à créer ce festival à la fin des années soixante : cadre dans une entreprise pharmaceutique, il assiste au concert d’Albert Ayler à la fondation Maeght et décide aussitôt d’abandonner son métier pour créer l’Annecy Jazz Action… Du coup il a vécu une aventure formidable ! L’art nous pousse à nous remettre en question avec force. D’ailleurs les artistes la paient aussi très chers cette liberté : Thelonious MonkJohn ColtraneCharlie Parker… Depuis les origines, toute l’histoire du jazz est une histoire de la relation à la liberté !
À côté de cette dimension politique du sujet et de sa liberté, des projets musicaux abordent des problèmes politiques de front. Avec « Strange Fruit » de Billie Holiday, mais aussi Coltrane, Charles Mingus… Ellington bien sûr, avec sa suite « Black, Brown And Beige », et l’AACM, Il y a un continuum.
Cette question de la liberté et des droits posée par la musique s’étend au collectif. Prenons par exemple le projet Born In Flames. C’est un trio de femmes qui dirigent un orchestre de dix musiciens. Elles ont des idées politiques et sociales bien affirmées et font partie des mouvements féministes aux États-Unis. Elles prônent une révolution sociale et chantent l’amour et la révolution. Boots Riley, qui participe au projet d’Ursus Minor, faisait partie des organisateurs des manifs à Oakland contre Wall Street. Et hier soir (le 21 novembre – NDLR), au concert de Patti Smith à l’Olympia, elle a passé son temps à exhorter le public à se lever contre les spéculateurs, les boursiers…
Plus de cinq cent festivals en France… Et alors ?
C’est la maladie des chiffres. Il faut toujours donner des chiffres. Sauf que l’humain ne se réduit pas à des chiffres !
Quand le Petit Prince tombe sur la planète du financier, il se barre parce qu’il ne peut pas vivre sur cette planète : il est face à un type qui a une calculette et qui passe son temps à calculer… Et aujourd’hui si le Petit Prince tombait sur la terre il dirait qu’il ne peut pas vivre sur cette planète parce qu’il n’y a que des calculs.
Cinq cent festivals, ça ne veut rien dire : il y a des festivals qui durent une journée, quatre semaines, un week-end… Le chiffre de cinq cent ne traduit pas la réalité. Il faut voir ce qui se passe dans les festivals.
Je suis un défenseur de l’échelle humaine dans les relations artistiques. Sans échelle humaine il n’y a pas de qualitatif possible. Et le fait qu’il y ait autant de festivals veut dire qu’il y a beaucoup de concerts qui se déroulent à l’échelle humaine. Sans compter la diversité des écoles. Je ne prétends pas que la programmation de Sons d’hiver doit être le modèle pour tout le monde. Les cinq cent festivals ne font pas tous la même chose ! Sauf ceux qui se contentent de ne prendre que des tournées. Il peut y avoir des tournées dans un festival, mais il faut autre chose…
La crise du disque
Il n’y a pas de crise du disque. Il y a une crise de la concentration. Ce qui est différent. Avoir tué tous les disquaires n’a pas favorisé la musique ! Moi qui habitais dans une ville de banlieue, j’ai acheté mon premier vinyl à treize ans dansun magasin d’électroménager qui avait un petit bac de disques : The Magic of Ju-Ju d’Archie Shepp… Et dire que la distribution des disques était mieux faite avant qu’aujourd’hui, parce qu’elle était moins concentrée !
Le fait qu’il n’y ait plus que la FNAC et Virgin n’a pas favorisé la musique. Ils ont des critères propres aux grosses entreprises, par exemple pour la gestion des stocks, qui sont incompatibles avec la diffusion d’une œuvre d’art. Donc il y a une crise de ce mode de distribution, pas du disque.
C’est comme le fait qu’il n’y ait plus que trois multinationales du disque qui tiennent le marché aujourd’hui. Ça les a appauvris artistiquement car elles obéissent à des logiques financières, pas artistiques.
Gil Evans raconte la séance d’enregistrement de Sketches Of Spainchez CBS. Evans devait faire répéter le big band, mais Miles Davis était malade. Or les répétitions d’un big band en studio coûtent très cher. Donc Evans demande s’il doit continuer ou pas les répétitions. La direction de CBS l’engage à continuer car : l’orchestre n’en sera que meilleur et ce n’est pas grave si cela coûte plus cher parce qu’on fait de la musique. Cette attitude n’existe plus aujourd’hui.
Il n’y a pas de crise du disque, mais la concentration des moyens sur quelques acteurs a étouffé la vie musicale. Et si nous voulons résoudre ce problème, il faut recréer une vie musicale qui ne soit pas monopolistique.
En fait je pense que c’est la musique commerciale qui est en crise, parce qu’elle a des objectifs de rentabilité ! La musique commerciale a été l’un des loisirs des ados, mais aujourd’hui les ados ont des jeux vidéo, des ordinateurs, internet… Au passage, n’oublions pas qu’Universal appartient à Vivendi et que Vivendi est le propriétaire d’Activision Blizzard, qui est le premier vendeur mondial de jeux vidéo. Et Vivendi se porte très bien ! Quand les gros éditeurs vont pleurer auprès du Centre National de la Musique, ils oublient de dire qu’ils appartiennent à des gros groupes qui ont beaucoup de fric et compensent…
Le paradoxe c’est que cette crise de la musique commerciale est salutaire parce qu’elle crée les conditions d’un marché du disque qui sera beaucoup plus artistique. Mais cela passe par une refonte du réseau des disquaires. Nous sommes bien devant une crise du système de concentration de la diffusion de la musique, mais pas du disque !
Les affiches de Sons d’hiver
Notre graphiste, Rodrigo, a commencé par l’être humain dans le milieu urbain. La bande-dessinée s’est imposée rapidement. C’est un mode d’expression artistique au carrefour avec l’expression populaire. Or le jazz est une longue séquence poétique, une musique à la fois savante et populaire. Somme toute la BD est aussi dans cette situation.
Les affiches font toujours référence à quelque chose. À un moment, par exemple, nous avions une femme noire en hommage à la Vénus Noire. Avec les animaux, il y a bien sûr un message écologique, mais c’est aussi un clin d’œil à La Fontaine. Les animaux sont les acteurs des fables et sont symboliques, mais pour nous, les animaux sont des musiciens et nous renvoient à la vie sur terre. Les animaux gardent toujours un côté humain : ils font référence aux musiciens de l’orchestre : le rhinocéros c’est le batteur, le panda comme DJ…
C’est aussi un jeu : les animaux sont déguisés en musiciens et nous aimerions bien nous déguiser nous aussi ! La Fontaine a lui-aussi fait un jeu littéraire en donnant la parole aux animaux… Ce n’est pas parce qu’on fait de la recherche artistique, avec parfois des structures très complexes, qu’on ne doit pas rester dans le jeu : on joue de la musique ! C’est important de garder cet espace jeu.
Derrière le panda il y a  la jongle avec les bambous : c’est à la fois une référence à la jongle urbaine et au style jungle d’Ellington… Mais tout cela n’est pas conceptualisé : le but c’est de s’amuser !
Une fois, le graphiste avait représenté un Black Panther sous les traits d’un mouton noir. Un musicien m’avait demandé soupçonneux pourquoi un black ship ? J’ai eu peur qu’il ait mal interprété l’affiche ! Et je lui ai expliqué qu’en France, le mouton noir empêche le monde de tourner en rond. C’est quelqu’un de bien : c’est celui qui nous réveille.


Sons d’hiver 2012
L’état d’esprit de la programmation 2012 reste dans la lignée des Sons d’hiver précédents : proposer des musiques autour du jazz, de l’improvisation et des musiques actuelles. Le champ est assez large quand même puisqu’il peut y avoir des expériences de rencontres entre des musiciens de jazz et des musiciens de hip-hop, comme Ill Chemistry.
Le but est de trouver des relations entre l’histoire de la musique de jazz, qui est maintenant assez longue, et la créativité aujourd’hui. C’est pour cela qu’il y a des projets comme le Chicago Sao Paolo Underground avec Pharoa SandersSonny Simmons qui fait référence à Charlie Parker ou encore Don Byron « Ivey-Divey » en souvenir deLester Young.
C’est aussi pour démontrer que la modernité actuelle a des racines très anciennes. Nous ne naissons pas d’un vide culturel : nous sommes toujours le fruit d’une histoire culturelle et c’est sur cette histoire culturelle que nous nous appuyons pour avancer, pour inventer… En fait il y a une relation étroite entre le passé, le présent et le futur comme si le présent était une collision entre le passé et le futur.
Par ailleurs je pense que depuis le début du vingtième siècle nous sommes dans une longue séquence poétique et artistique qui prend ses racines dans l’invention du jazz et du blues. Ces musiques ont généré énormément de courants musicaux avec de multiples facettes artistiques créatives. Et aujourd’hui nous ne sommes plus dans une situation où, artistiquement, une nouvelle école viendrait supplanter une ancienne, mais plutôt dans une ébullition permanente d’échanges entre des musiques qui sont toutes parallèles. Nous sommes donc dans une espèce de créativité permanente avec de multiples écoles qui s’« auto-fécondent ». La programmation de Sons d’hiver 2012 se situe dans cette démarche avec aussi bien Benoît Delbecq qui travaille des musiques d’Ellington, qu’Élise Caron et Edward Perrault qui jouent de l’improvisation pure, le même soir que Tamar-Kali, une chanteuse qui est plus dans la tradition soul et rock…
Un grand merci à Valérie Mauge et Fabien Barontini pour leur coopération.