18 novembre 2014

Octobre 2010

Maori – Pierrick Hardy & Cédric Chatelain



Créé en 2008, le duo Hardy – Chatelain rejoint le club fermé des duos clarinette (saxophone soprano, hautbois ou flûte) et guitare. Duos qui ne sont pas monnaie courante alors que les sonorités de ces instruments se marient plutôt bien et permettent de développer une palette sonore originale.

  
   Les amoureux du genre pourront également écouter le clarinettiste italien Gabrielle Mirabassi et le guitariste brésilienGuinga (Graffiando Vento a d’ailleurs des points communs avec Maori), ou, en plus nerveux, André Jaume (ss) et Alain Soler(g) (Pour Théo), voireMichel Portal et Sylvain Luc (mais uniquement en concert pour l’instant)…

   Après des études de clarinette classique aux conservatoires de Rennes et de Nantes, Pierrick Hardyse tourne vers le jazz et rejoint le CIM où il apprend la guitare avec Pierre Cullaz et le chant avec Jean-Claude Briodin. Depuis la fin des années 80 Hardy compose pour le théâtre, le cinéma et la télévision, enseigne (en particulier le chant), joue dans diverses formations (Olivier Ker OurioJean-Philippe ViretChantal LavalléeLoïc LantoineYves TorchinskyBruno Angélini…) et enregistre en leader ou en sideman (une vingtaine de disques à ce jour). Cédric Chatelain a suivi un parcours similaire : il commence également par des études classiques de hautbois au conservatoire de Boulogne, puis à Rotterdam (Pays-Bas). Il entame d’abord une carrière classique puis bifurque vers le jazz et suit les classes deMalo Vallois et de Denis Colin au conservatoire de Montreuil. Il joue avec André MinvielleDenis Charolles, Lantoine, La Caravane Passe… En parallèle Chatelain anime différents groupes : Basstone (un duo pop-rock avec David Tony Ripault), Cellobo (un duo avec le violoncelliste Johannes Le Pennec, autour d’un répertoire qui va de la musique baroque au jazz), le duo Hardy – Chatelain et, depuis début 2010, un projet en solo (Milarepa).

   Maori, le premier disque du duo Hardy - Chatelain, sort en octobre 2010 sur le label de Régis HubyAbalone. Le disque est construit autour de 16 thèmes courts (3’ en moyenne), tous composés par les deux musiciens. Les titres des morceaux sont le reflet des sources d’inspiration du duo : d’abord les musiques d’ailleurs  avec « Maori », bien entendu, mais aussi « Wadi Rum » (une superbe vallée désertique du sud de la Jordanie), « Calle Negra », « Guardians », « Calme indien », « Bonaguil » (célèbre château fort situé entre le Quercy et le Périgord)… Ensuite vient l’espace avec « Vallis » (en référence à Mars ?) et « Alnilam » (la plus grosse étoile de la constellation d’Orion), puis les animaux via « Naja » (le célèbre serpent à lunette) et le « Cincle plongeur » (l’oiseau national de la Norvège)…

   La musique de Maori se divise en plusieurs familles de morceaux.
• Des morceaux élégants joués par la clarinette (ou autres), dont les lignes mélodieuses sont soutenues par l’accompagnement rythmique sobre et discret de la guitare : « Thanks goupila », « Calme indien », « Alnilam », « L’autre valse »… Soulignons « D’hiver souhaits » dans lequel la guitare acoustique, puis électrique, sort de son rôle d’accompagnement : ses solos, contrepoints et unissons avec le hautbois installent une ambiance moyen-orientale pop-rock.
• Des morceaux emphatiques, souvent au saxophone alto, avec une impression de mélodie lointaine renforcée par un effet de réverbération : « Wadi Rum », « Trésor », « Calle negra »…
• Des morceaux plutôt rythmiques avec des phrases courtes et heurtées : « Guardians », « Cincle plongeur », « La dormeuse »…
• Et deux morceaux dans une veine contemporaine bruitiste : « Naja » et « Derrière le ventre ».

   Quelque soit l’instrument, Chatelain possède une sonorité exempte d’aspérité et un phrasé léché. Dans Maori, le rôle d’Hardy est essentiellement d’accompagner Chatelain. Rôle qu’il remplit avec diligence et efficacité : pompes, pizzicati, accords, arpèges… mettent en relief les discours du soufflant. Maori plaira à tous les amateurs de mélodies soignées jouées avec finesse.

Le disque
Maori
Cédric Chatelain (hb, cl, as, ss, fl) et Pierrick Hardy (g).
Abalone Productions – AB002
Octobre 2010

Liste des morceaux
1. « Cincle plongeur » (3:42).
2. « Wadi Rum » (3:53). 
3. « La dormeuse » (2:01). 
4. « Thanks Goupila », Chatelain (4:06).
5. « Bonaguil », Hardy (3:36).
6. « Naja » (1:17). 
7. « D'hiver souhaits », Chatelain (3:41).
8. « Calle Negra » (2:57). 
9. « Guardians » (2:10). 
10. « Derrière le ventre » (4:50). 
11. « Calme indien », Hardy (2:45).
12. « Vallis » (4:02). 
13. « Alnilam », Chatelain (2:48).
14. « L'autre valse », Hardy (4:42).
15. « Trésor » (3:29). 
16. « Maori » (2:28).  
Toutes les compositions sont de Chatelain & Hardy sauf indication contraire.

Sweet Raws Suite Etcetera – Bruno Angélini

   Bruno Angélini a suivi un parcours traditionnel : étude du piano classique au conservatoire ; découverte du jazz à l’adolescence (You Must Believe In Spring de Bill Evans) dans la classe du trompettiste Guy Longnon ; apprentissage des joies de l’improvisation au CIM avec Samy Abenaïm (co-fondateur avec Bernard Maury en 1996 de la Bill Evans Piano Academy) ; collection de prix dans les concours (La Défense, Vannes…) et tournées par monts et par vaux. 2003 marque le début d’une longue coopération entre Angélini et Philippe Ghielmetti : le pianiste enregistre Empreintes, son premier disque en leader (avec Ricardo Del Fra et Ichiro Onoe) pour Sketch. L’année suivante il participe à un spectacle du chanteur baroque Gérard Lesneet y rencontre Ramón López avec qui il sort Silent Cascades (Joe Fonda tient la basse). 2006 est l’année de l’album solo Never Alone, enregistré pour la série « Standard Visit », créée par Ghielmetti chez Minium. Fidèle à ses amitiés musiciennes Angélini joue et enregistre avec Christophe Marguet (ItraneBuscando la luz), López et Fonda (New York City Sessions), Giovanni Falzone...
   Début 2010 la ville de Sevran propose une résidence à Angélini qui réunit un trio de choix avec l’inévitable López et Sébastien Texier aux clarinettes et au saxophone alto. Le trio enregistre en concert une suite écrite par le pianiste : Sweet Raws Suite etcetera. Le disque, dont la maquette a été conçue par Ghielmetti, sort sur Abalone . Ce jeune label, créé en 2007 par le violoniste Régis Huby, a constitué en peu de temps un catalogue solide en matière de jazz moderne et partisan, avec notamment le Quartet Résistance Poétique de Marguet,Claudia Solal, Sound Of Choice et… Angélini.
   La Sweet Raws Suite Etcetera n’est pas anodine : « ce projet est né d’une profonde indignation au sujet du « non-partage »  des richesses mondiales, de plus en plus insupportable à mes yeux ».  Plutôt qu’une suite au sens classique du terme, Sweet Raws évoque davantage la bande-son d’un film. D’ailleurs Angélini explique que les morceaux décrivent la vie de Raws (anacyclique de war, la guerre en anglais). Raws est un personnage qui, après avoir fait la deuxième guerre mondiale, participe à la reconstruction avec plein d’utopies. Mais ses illusions humanistes s’effondrent devant la logique capitaliste, le profit, les inégalités, la mondialisation etc. Dans un dernier sursaut Raws lance un appel à la résistance… Les titres des morceaux sont évocateurs comme « Sweet Raws And Mr Wars In A Boat », « Neo Capitalism: Happy Tomorrows For Raws? » ou encore « Opulence And Starvation ». Jusqu’au « etcetera » dans le nom de l’album qui rappelle le manifeste d’un autre insoumis : Serge Gainsbourg et son « Aux armes et cætera » (1979).
   La suite dure trois quarts d’heure et se compose d’une ouverture (« Sweet Raws Song »), de sept tableaux et d’un final (qui reprend le thème de Sweet Raws). Chaque mouvement a sa propre ambiance en fonction de son objet : la chanson de Sweet Raws est plutôt mélancolique, l’évocation de la guerre démarre par une marche avant de partir dans un développement foisonnant, le rêve de Sweet Raws est mystérieux, le néo-capitalisme est évoqué sur un ton proche de celui de la Panthère Rose, l’opulence et la famine se traduisent par un mouvement majestueux et emphatique…
   Les interactions entre les musiciens relèvent du trio de musique contemporaine : indépendance des voix (« Sweet Raws Song »), lignes musicales sophistiquées (« Resist Raws! Resist »), jeux expressionnistes (« Wars »), exposition tourmentée des mélodies (« Opulence And Starvation »), contrepoints (« Resist Raws! Resist »)… Mais les trois musiciens gardent aussi constamment un sens aigu de ce balancement si spécifique au jazz.
   Le drumming dense et musical de López, le phrasé élégant et irréprochable de Texier et la créativité recherchée d’Angélini s’accordent à merveille : Sweet Raws Suite Etcetera est une œuvre intelligemment construite et admirablement interprétée, dans laquelle passages débridés et mélodies soignées se complètent harmonieusement.
Le disque
Sweet Raws Suite Etcetera
Bruno Angelini (p), Sébastien Texier (as, b cl, cl) et Ramón López (d)
Abalone Productions – AB001
Sortie en octobre 2010
Liste des morceaux
1. « Sweet Raws Song » (7:27).
2. « Sweet Raws And Mr Wars Are In A Boat » (7:36).
3. « Wars » (3:37).
4. « Faded Raws » (6:37).
5. « He Has A Dream », Angélini & López (2:16).
6. « Neo Capitalism: Happy Tomorrows For Raws?  » (2:55).
7. « Opulence And Starvation » (3:55).
8. « Resist Raws! Resist » (4:58).
9. « Sweet Raws Song Final » (6:46).
Compositions de Bruno Angélini sauf indication contraire.

« Siegfried Kessler A love Secret », quand un artiste secret se dévoile… (II)

En 2006 Christine Baudillon a sorti un coffret consacré à Siegfried Kessler chez Hors Œil Éditions avec un film passionnant, A Love Secret, un magnifique album en solo de Kessler et une « photobiographie » captivante.
Deuxième partie – Incandescence et la « Photobiographie » de Kessler
   A Love Secret est accompagné du dernier disque en solo de Kessler avec la bande-son du « concert du Frioul » et l’album Incandescence.
Incandescence
   Le pianiste abolit la frontière entre la musique contemporaine – que Kessler préfère appeler « moderne » - et le jazz. Tous les titres sont évidemment signés Kessler. Dans les deux enregistrements l’artiste joue de son piano Korg et d’un DX7 qui ne laissent pas planer l’ombre d’un doute : la musique sera électronique ou ne sera plus.
   L’univers musical de Kessler est construit autour de superpositions de motifs rythmiques qui rappellent un peu le gamelan, sur lesquels viennent se greffer des lignes mélodiques ensorcelantes ou des blocs d’accords magnétiques. A l’aide de ses claviers, il malaxe et mixe les matières sonores en jouant sur des contrastes forts : ici une boîte à musique sur des chuintements radiophoniques, là un clavecin sur un accompagnement de marimba et de célesta, ou encore un orgue sur des nappes électroniques.
   La musique est certes Improvisée, mais reste proche de celle des compositeurs que Kessler affectionnait : Karlheinz Stockhausen,Mauricio KagelLuciano BerioIannis Xenakis
   Les textures étranges, l’omniprésence du rythme et les mélodies solennelles donnent une dimension singulière à ce disque ensorcelant, empreint d’une noblesse triste et sombre.
A Love Secret & Incandescence
1. A Love Secret (13:39)
2. B And S (10:59)
3. Incandescence (6:51)
4. Le doute (6:44)
5. Oxymore (8:10)
6. Les adieux (10:56)
7. Real Or Not (2:30)
La « Photobiographie » de Kessler
   Le principe est simple et séduisant : raconter les étapes clés de sa vie en commentant des photos. A l’instar du film et du disque, la « photobiographie » de Kessler mérite le détour : des photos intéressantes, des textes pleins de verve et une vie bien remplie.
L’intimité
   Une série de photos permettent à Kessler de revenir sur quelques instants de sa vie.
   Le recueil démarre avec un portrait de Kessler pris par son père en 1938 : « mes trois ans ». Des photos de ses parents lui remémorent son enfance « orpheline », son apprentissage du piano et sa découverte du jazz avec l’orchestre de Jacques Dieval. La guerre et les bombardements ont traumatisé Kessler : le dessin qui illustre ses souvenirs de 1942 représente un enfant dans une ronde de fleurs qui sourit à… une escadrille de bombardiers ! Le nazisme et la guerre dégoûtent si profondément Kessler qu’il finira par s’exiler : « mon rejet de l’Allemagne est venu très tôt ».  Un cliché de Kessler au volant de la Karmann qui lui avait laissé sa mère (« je l’ai vendue, car je ne veux plus rien avoir… ») et une photo de Maria Angela Kessler(internée dans un hôpital psychiatrique en 1946) qui dort sur une chaise ; le commentaire de ces deux photos traduit le malaise d’un passé douloureux : « il y a beaucoup d’éléments de mon passé dont je me souviens très bien, mais je veux fermement effacer tout ça ». Malgré tout, Kessler garde toujours une bonne dose d’humour comme ces portraits sur lesquels il caricature un pasteur : « qu’on ne vienne pas me dire que Jésus monte au ciel car à l’époque, il n’y avait pas d’hélicoptères, ni de ballons, ni de dirigeables ! ». Et le Frioul : son « caillou préféré » sur lequel « on s’aperçoit [qu’ici,] il y a un tas de choses dont on n’a pas besoin ».

   Kessler aime les beaux objets chargés de vécu. Sur un portrait particulièrement expressif réalisé par Baudillon, le pianiste a les bras croisés, les mains à plats, dans costume de soie avec son bonnet « africain » à damiers, ses colliers et bracelets de perles, ses lunettes rondes et sa montre « Omega America’s Cup ! Je suis ultra snob ! ». Une nature morte met en scène trois autres objets indissociables de Kessler : le zippo, l’étui à cigarettes métallique, sur lequel une ancre est gravée, et les fameuses lunettes !
   Un chapitre terrible (et prémonitoire) sur l’alcool et la mer conclut la « photobiographie » : un dessin de Baudillon représente Kessler qui coule, attiré inexorablement par des bouteilles, au fond de la mer où l’attendent des poissons. Pendant ce temps, ses « Favorite Things » - les gitanes maïs, les avions, le café et le bateau - remontent vers la surface, où des amis le rappellent… en vain.
Les violons d’Ingres
   En dehors de la musique, Kessler s’est passionné pour un certain nombre de hobbies. Comme pour tout ce qu’il fait, le pianiste vit ses passions en professionnel : à fond.
   Bien sûr, il y a d’abord la voile qui est bien plus qu’un hobby : c’est un mode de vie. Un manteau de fourrure, des lunettes de soleil vintage, des mouettes et le lac de Constance donnent au pianiste l’occasion d’évoquer ce sport plein de swing et de liberté : au large « la société et ses lois tordues ne peuvent plus m’atteindre ». Vivre free, toujours et encore… Kessler a appelé son Maïca « Hush ». Un nom chargé de sens : d’abord c’est le silence (chut ! en anglais), ensuite c’est le surnom de sa mère (qui lui a offert ce bateau) et « « Hush now, don’t explain » vient de « cette magnifique chanson de Billie Holiday qui me déchire à chaque fois que je l’écoute ».
   Autre loisir : la photo et le fameux Leica. L’appareil fétiche que Kessler a toujours autour du cou, comme sur ce cliché pris à Cavaillon ou pendant ses visites au Frioul.
   Kessler joue au volant d’une DS dans une casse. Cette voiture mythique l’a accompagné dans moult tournées. Depuis toujours les voitures et la mécanique le fascinent, à l’instar de sa Cadillac à New-York, la DS 21 d’Uzès ou de la Karmann Ghia de A Love Secret.
   Lunettes de soleil de pilote et casque radio, voilà Kessler en pilote qui apprend la voltige à Chartres et en tire un album, Phénix 14, avecJean-François Pauvros (autre adepte des acrobaties aériennes)…
La musique
   De nombreuses photos retracent des moments de musique privilégiés que Kessler commente avec sa vivacité habituelle.
   Fort de son bagage classique, à vingt-trois ans, Kessler est à Hambourg, gominé et moustachu, pour un rôle de pianiste gitan dans un film… Puis voici les années 70 : la carrière qui commence vraiment, en djellaba pour une tournée en Tunisie avec Hal Singer ; Perception, un groupe free monté avec Yochk’o Seffer (sax), Jean My Truong (d) et Didier Levallet (b), soucieux de maintenir « une certaine pulsation qui faisait allusion au tempo » ; la musique électro-acoustique et les références modernes habituelles (Xenakis, Berio, Kagel…), sans oublierMiles Davis : « quand on est un vrai musicien, on est ouvert à toute forme de sons »… Quelques clichés ont été saisis pendant des spectacles : Kessler obligé de jouer debout et penché sur son piano  parce que la sonorité est mauvaise, pendant une tournée en Serbie ; un spectacle avant-gardiste qui met en scène un musicien électro et une danseuse déjantés ; la tournée avec Archie Shepp qui se finit sans un sou en poche, mais avec un Maïca à la Grande-Motte...
   Quelque amis musiciens aussi : la photo du camion-musique fantasmagorique de Peter Sinclair ; le duo Catamaran en compagnie du percussionniste Michel Bachevalier avec qui Kessler a joué jusqu’à son décès ; Catherine Thi Tuyet Maï, la muse, citée avec respect ; Kaztrio avec Jean-Pierre Arnaud et Michel Zenino, un trio dans lequel « on sait très bien ce que l’autre a envie de jouer ». Et, évidemment, Shepp et Kessler : le duo incontournable « parce qu’entre Archie et moi, il y a quand même une grande complicité ! ».
   Certaines photos permettent à Kessler d’aborder sa conception de la musique. Un profil photogénique fait ressortir ses grandes oreilles et sert de prétexte pour évoquer son oreille absolue, l’importance du son et le rapport au public. Le papillon tatoué sur son crâne avec « Body & Soul – For Ever » inscrit sur les ailes reflète aussi sa conception de la vie et de la musique. Ce morceau est d’ailleurs associé à un autre standard, que Shepp affectionne également : « Lush Life » (une vie luxueuse, mais à un « ‘s » près la traduction serait : une vie de poivrot…) de Billy Strayhorn. Kessler évoque ses influences « classiques » : Belá BartokOlivier MessiaenSergueï Prokofiev,Igor StravinskyBenjamin BrittenHenri DutilleuxMaurice Ravel… ou Samson François, autre adepte effréné de l’éthanol. Quant à la prise-hommage à A Love Secret elle représente Baudillon qui filme Kessler en train d’interpréter la Chaconne dans sa transcription pour main gauche de Brahms
   A travers sa musique, ses passions et sa vie, Siegfried Kessler a toujours su garder le cap pour faire ce qu’il voulait : voguer sans entrave, être sérieux sans se prendre au sérieux, jouer les notes qui lui passaient par le cœur… En bref, se plonger corps et âme dans la musique et la vie. Avec le film, le disque et le livre, A Love Secrettrace un portrait complet, remarquable et indispensable d’un artiste primordial. Bravo.

Yaron Herman – Follow The White Rabbit

   Après un premier album en 2002 chez feu le regretté Sketch,Yaron Herman a enregistré trois disques pour Laborie. Cet été le pianiste a franchi une nouvelle étape en signant avec ACT Music . Le label allemand sort Follow The White Rabbit, le nouveau disque d’Herman, le 22 octobre prochain.  
   ACT Music est, avec ECM et ENJA, l’un des labels emblématiques d’outre-Rhin. Fondé en 1992 parSiegfried Loch, le label de Munich propose un catalogue principalement européen avec une forte tendance suédoise. Les artistes du label sont dans la mouvance d’un jazz moderne, de qualité et varié, à l’image d’E.S.T.Michael WollnyViktoria TolstoyRigmor GustafssonNils Landgren ou encore l'historique Joachim Kühn. Mais ACT élargit également son horizon germano-suédois avec des musiciens commeNguyên LêVijay Iyer ou Herman.
   La biographie d’Herman commence à être connue des amateurs ! En bref : naissance en 1981 à Tel-Aviv ; débuts prometteurs dans le basket, brisés par une blessure fatidique ; apprentissage du piano corps et âmes avec Orpher Brayer et sa méthode basée sur les mathématiques ; rêve américain qui fait long feu ; retour vers Israël interrompu par une escale à Paris, qui se prolonge encore…
   Après avoir enregistré en duo avec Sylvain Ghio (Take 2 To Know 1), puis en solo (le remarquable Variations), Herman a constitué un trio en 2007, avec les excellents Matt Brewer (b) et Gerald Cleaver (d). Ce trio a sorti deux disques A Time For Everything et Muse – une expérience avec le quatuor classique Ebène. En 2010 le pianiste a formé un nouveau groupe avec deux musiciens rencontrés lors d’une tournée au Canada : Chris Tordini (b) et Tommy Crane (d).
   Follow The White Rabbit, référence explicite au lapin d’Alice, contient une heure de musique avec quatorze morceaux courts et vivants : dix compositions d’Herman ou du trio, un air traditionnel juif (« Ein Gedi »),une reprise du célèbre « Baby Mine » (chanson dans Dumbo, dessin animé de Walt Disney) et deux chansons de Nirvana et de Radiohead. C’est le répertoire habituel du pianiste (compositions personnelles - mélodies juives – pop), mais avec un côté album-souvenirs en plus : de Dumbo à Radiohead en passant par des morceaux qui semblent évoquer des bouts du passé d’Herman.
   La musique de Follow The White Rabbit reste dans la lignée de A Time For Everything et Muse : une approche basée sur une rythmique puissante et des mélodies délicates. Tordini fait preuve de sagacité dans son accompagnement : « walking bass » rapide (final de « Clusterphobic »), minimalisme (« No Surprises »), lignes fluides et élégantes (« Saturn Return », « Heart Shaped Box »), contrepoints avec le piano (« Trylon »)… Le gros son grave et rond du contrebassiste met en relief les ostinatos vigoureux du piano et la frappe puissante du batteur. Crane fait preuve de subtilité aux balais sur les ballades (« No Surprise ») et son jeu devient rapidement dur et vif lorsque le tempo s’accélère (« The Mountain In G Minor »), notamment dans les passages binaires (« Saturn Returns »). Le pianiste s’appuie volontiers sur le volume sonore et la force de la batterie pour faire monter la tension (« Airlines »). Au fil des ans Herman a développé un style de piano très personnel, quelque part entre Keith Jarrett et Randy Weston, à la fois physique et minutieux. Les belles mélodies le séduisent (« Follow The White Rabbit », « Baby Mine », « No Surprises », « Ein Gedi »), les arabesques orientales ne le laissent pas indifférent (« Aladins Psychedelic Lamp »), Bach et le vingtième ne sont jamais loin (« Cadenza »), le swing est toujours présent (« Clusterphobic ») et les jeux rythmiques en tous genres l’amusent beaucoup (« White Rabbit Robot »).
   A l’instar d’E.S.T., groupe phare d’ACT Music, également influencé par la pop et qui mélangeait allègrement les genres, la musique d’Herman s’inscrit parfaitement dans la ligne éditoriale du label munichois. Follow The White Rabbit, pour découvrir l’énergie d’Herman, son sens mélodique et son répertoire, autant de qualités qui permettent de passer un moment musical bien agréable.
Le disque
Follow The White Rabbit
Yaron Herman Trio
Yaron Herman (p), Chris Tordini (b) and Tommy Crane (d)
ACT 9499-2
Sortie le 22 octobre 2010
Liste des morceaux1. « Follow The White Rabbit », Herman, Tordini & Crane (3:21).
2. « Saturn Returns » (7:43).  
3. « Trylon » (5:09).  
4. « Heart Shaped Box », Kurt Kobain (4:38).
5. « Ein Gedi », D. Aharoni (6:01).  
6. « The Mountain in G Minor » (6:20).
7. « Cadenza » (3:15).
8. « Airlines » (5:24). 
9. « Aladins Psychedelic Lamp » (2:39).  
10. « Baby Mine », Franck Churchhill (4:27).  
11. « White Rabbit Robot », Herman, Tordini & Crane (1:27).  
12. « Clusterphobic » (05:48).
13. « Wonderland » (0:52).  
14. « No Surprises » Colin C. Greenwood, Jonathan Greenwood, Edward J. O'Brien, Philip J. Selway & Thomas E. Yorke (2:56).
Toutes les compositions sont de Yaron Herman, sauf indication contraire.

Siegfried Kessler, A love Secret, un artiste secret se dévoile… (I)

En 2006 Christine Baudillon a sorti un coffret consacré à Siegfried Kessler chez Hors Œil Éditions avec un film passionnant, A Love Secret, un magnifique album en solo de Kessler – le dernier – et une « photobiographie » captivante.
Première partie - A Love Secret… Le film
En 2004 Baudillon a consacré près d’un an au tournage d’A Love Secret. Autant dire que les 56 minutes du documentaire sont particulièrement denses.


Siegfried joue Kessler
   Sans revenir sur le parcours de Kessler (voir la notice biographiqueécrite lors de son décès en 2007, dont Wikipedia a pillé des passages entiers sans même citer les sources !), rappelons juste qu’il est né en 1935 et qu’après des études de piano classique très sérieuses il s’oriente rapidement vers le jazz. Impliqué dès la fin des années 60 dans la mouvance free européenne à tendance musique contemporaine, Kessler a accompagnéArchie Shepp pendant une dizaine d’années. First Take , premier disque d’Archieball, le label de Shepp, a été enregistré en 2005 et laisse une empreinte magistrale de ce duo passionnant.
   A Love Secret est saisissant à la fois pour la proximité avec Kessler, mais aussi pour le rythme et les images du film parfaitement au diapason du pianiste. Des plans fixes, des longs cadrages, des gros plans figés, des portraits immobiles, des angles uniques… font ressortir le jeu de l’acteur, le bateau qui glisse sur l’eau, la Volkswagen qui tourne en rond, les mouettes qui traversent l’écran etc. Le parti-pris d’un sujet en mouvement dans un décor fixe, filmé avec une sobriété élégante, permet de se concentrer sur le sujet et de mettre en relief la musique. Baudillon laisse son acteur se mettre en scène et dérouler son solo de bout en bout. Et quel acteur ! Kessler joue son propre rôle avec une présence extraordinaire.
   La construction du film s’articule autour d’une introduction, de trois parties et d’une conclusion. L’introduction donne le ton : une vue plongeante sur la main de Kessler qui interprète la Chaconne dans sa transcription par Brahms. L’immobilité élégante du piano coupé en diagonale, des éclats noirs et blancs des touches et du reflet des cordes tranchent avec la mobilité précise de la main et de la musique. Ce somptueux morceau traduit à merveille la tension et l’émotion contenues dans le documentaire du début à la fin.


« La musique, faut que ça vive »
   La première partie se déroule essentiellement sur le bateau que Kessler habite depuis plus de vingt ans : « Hush » (« chut », son havre de paix), un classe Maïca amarré à La Grande-Motte (et vendu aux enchères en juillet dernier…). Il joue d’abord un thème proche de la musique contemporaine sur un piano électrique, puis une pièce dans l’esprit de Thelonious Monk : deux morceaux qui résument parfaitement le jazz selon Kessler. Sur fonds de « My Funny Valentine », Kessler évoque ensuite son apprentissage du piano et de Beethoven avecWillem Kempf, à dix ans : « bien noble, bien esthétique, bien stérile […] Les sonates jouée par Monsieur Horowitz, là ça devient brusquement de la musique, vivant. ». Les rythmes le fascinent aussi. Ce qui s’entend clairement dans son jeu puissant qui fait la part belle aux ostinatos, clusters, motifs rythmiques etc. Qualité qui permet à la musique de rester toujours vivante, même quand elle est abstraite : « la musique, faut que ça vive, faut que ça navigue, faut que ça plane, faut que ça voyage ». La danse va de pair avec la vie, le rythme… et Kessler de danser sur un disque de percussions africaines avec des mouvements de break dance. « Faut que ça plane » : Kessler joint le geste à la parole et joue avec un avion en bois. Il mime des figures de voltige, comme celles qu’il faisait à Chartres, où il a appris à piloter dans les années 50. Mais c’est la voile qui l’a finalement emporté.
   Kessler aime passionnément la voile et son bateau. C’est d’ailleurs un plaisir de le voir naviguer, la cigarette au coin de la bouche, le mouvement souple, le geste précis, le visage hâlé du vieux loup de mer… « J’aime mon bateau » dit-il avec un sourire ému quand il dévoile la trappe du moteur sur laquelle il a gravé « T’aime ». Qu’il soit marin ou musicien, il interprète chaque rôle avec autant d’exaltation : « quand je joue du jazz, je change de personnage ».
   La séquence dans laquelle Kessler parle de musique et des musiciens est particulièrement touchante : le morceau fétiche « Ugetsu » de Cedar Walton (1963 –The Jazz Messengers avec Art Blakey,Wayne ShorterFreddy Hubbard,Curtis FullerReggie Workman etWalton - Inspiré du film éponyme deKenji Mizoguchi) ; les pianistes Monk, Walton, Bobby TimonsHorace Silver,Jacky ByardTommy Flannagan,Herbie HancockBill Evans… Kessler écoute les morceaux avec une concentration respectueuse et en parle les yeux humides. « La musique est un langage […] Le jazz n’est pas né à Aubervilliers ». Le sous-entendu est explicite : pour parler jazz il faut entrer dans la peau de ceux qui l’ont créé et c’est pour ça que « quand je joue du jazz, je ne suis plus moi-même ». Sur sa table à cartes, Kessler prépare sa navigation en écoutant Fables of Faubus deCharles Mingus. Autre musicien de référence qu’il compare avec Chet Baker - « Dis à Chet Baker de jouer comme ça, ben non ! » - puis àMendelssohn dont il se moque, l’air un tantinet goguenard.
   « Je suis un clown » dit-il ensuite. Mais un Auguste qui noierait son blues dans l’alcool. Fragile et pathétique, Kessler évoque ses dépressions et son alcoolisme démesuré : une bouteille de Ferney Branca au réveil pour faire passer la gueule de bois, une de whisky à 11h pour l’apéritif, une de gin dans l’après midi et cinq litres de vin rouge par jour dilués avec de l’alcool pour ne pas gâcher…
« Un modeste caillou… Un amour très secret »
   Dans la deuxième partie, le spectateur découvre l’objet de « A Love Secret ». Kessler grée son bateau pour une croisière nocturne. Elle l’emmène devant son coin secret : le rocher du Frioul. « Quand je pense qu’il faut avoir passé des années d’angoisse, pour enfin arriver au sommet de mes désirs : un caillou… un modeste caillou, sauvagerie totale, c’est un drôle d’amour ça… c’est une histoire d’amour. Un amour très secret… Je savais qu’un jour je veux atterrir ici. Et ça y est c’est fait. Avec mon bateau. Mon Maïca ».
   Au large de Marseille le célèbre archipel qui abrite le château d’If a envoûté Kessler. Il fait découvrir cet environnement aride et rocailleux avec un Leica autour du cou : la photo est l’une des autres passions héritée de son père et qui le poursuit depuis son enfance. Dans ce décor théâtral, sur le pont du Maïca, à la tombée de la nuit, Kessler joue un récital majestueux et bouleversant. Ode en l’honneur du rocher du Frioul, « A Love Secret » (titre miroir de « A Love Supreme » deJohn Coltrane) est une mélodie minimaliste poignante accompagnée d’accords percussifs. Ce solo prend une dimension dramatique dans cet environnement où seuls le vent, les drisses et les cris des mouettes répondent aux notes.
   La lune au milieu du cimetière, le rocher vu du ciel au crépuscule, un oiseau qui traverse l’écran… autant d’images fortes associées au Frioul : « c’est mon caillou : il me parle ». En mai 2007, quatre mois après sa mort, ses amis ont organisé une dernière traversée vers le rocher du Frioul où ses cendres ont été dispersées.
Archie et Siggy
   La troisième partie est consacrée à son duo avec Archie Shepp, compagnon musicien de longue date. Tout commence par une histoire de voitures : Le pianiste, mécanicien éclairé, chérit les voitures des années 60 et voue un culte particulier à la DS. Mais c’est une Volkswagen Karmann Ghia qui fait des cercles sur le quai, sans conducteur. Kessler rejoint l’auto, monte en marche, fait trois petits tours, puis s’approche de la caméra.
Il va retrouver Archie Shepp et décrit leur rencontre : dans une boîte de New-York, Shepp entend un pianiste jouer « Le matin des Noirs ». Il croit qu’il s’agit d’un musicien noir ou métis. Des années plus tard, à Paris, Shepp entend le même pianiste rejouer le même thème : il fait connaissance avec Kessler.


   L’introduction du « matin des Noirs » de Kessler est grandiose, avec ce minimalisme majestueux et emphatique qui le caractérise. Pendant ce temps Shepp se prépare tranquillement, boit un peu d’eau, puis entre en jeu… Le saxophoniste fait monter la pression, soutenu par les accords rythmiques et puissants du pianiste. Après avoir atteint une tension extrême, Kessler poursuit dans la même veine avec des accords vigoureux plaqués à la main gauche tandis que la main droite joue des variations hypnotiques et violentes. Ce duo incontournable a été gravé sur disque dans First Take.
   La conclusion de A Love Secret débute par un hommage à Mingus avec un portrait de Kessler sur le quai, devant sa Karmann Ghia, le bonnet à l’edelweiss (confectionné avec une feuille de cannabis !) enfoncé sur la tête et Moins qu’un chien dans les bras. Après la musique, le bateau : Kessler passe près de la bouée Zoé, lui offre des marguerites : « tu nous donnes du vent »... A Love Secret s’achève avec un gros plan du visage immobile et buriné de Kessler, sur fond de cris de mouette et des bruits du port…